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JEANNE.

des fauchailles et on rentrait le foin de cette belle et grande prairie voisine du château, où Jeanne avait gardé ses vaches dans les bordures seulement, durant toute la jeune saison des herbes. Ce fut un grand amusement pour toute la jeunesse du château, maîtres et serviteurs, de grimper sur le char à bœufs, et de manier avec plus ou moins d’adresse et de légèreté la fourche et le râteau. Cadet conduisait les convois, l’aiguillon à la main, fier comme un empereur d’Orient. Sir Arthur, comme le plus robuste, occupait le haut de l’édifice savamment équilibré et tassé par lui-même sur la charrette. Le bon Anglais était un peu vain de la facilité avec laquelle il avait acquis ce talent rustique, en regardant comment s’y prenaient les garçons de ferme. Il avait endossé une blouse de grosse toile bleue, et, coiffé d’un chapeau de paille tressé aux champs par les petits pastours, il déployait complaisamment la vigueur de ses muscles, et se réjouissait de hâler ses belles mains, dont il avait eu tant de soin jusqu’alors, mais dont il craignait que Jeanne ne méprisât la blancheur efféminée. « Vous travaillez trop bien ! lui disait Jeanne, naïvement émerveillée de sa force et de son ardeur ; jamais je n’ai vu un bourgeois se prendre (s’en acquitter) si bien. Vois donc, Claudie, si on ne dirait pas que ce monsieur est un homme comme nous ? »

Aucune parole ne pouvait être plus douce à l’oreille de sir Arthur. Déjà il se rêvait propriétaire d’une bonne ferme de la Marche ou du Berri, vivant à sa guise, en bon campagnard, loin du monde dont il était las, serrant lui-même ses récoltes, travaillant comme un homme, avec ses métayers, enrichissant ses colons, faisant le bonheur de sa commune, et goûtant lui-même la plus grande félicité auprès de sa belle et robuste compagne. Voilà la vie que j’ai toujours rêvée, pensait-il, et Dieu me la doit, pour être resté fidèle à ces goûts simples et à l’amour de la nature embellie par le travail de l’homme. Tandis qu’Arthur, le front baigné de sueur, et les yeux brillants d’espérance, échangeait avec Jeanne des regards bienveillants, des paroles enjouées et de grandes fourchées de foin, les bœufs, enfoncés jusqu’aux genoux dans le fourrage qu’on leur livre à discrétion ce jour-là pour les distraire de la mouche qui les harcèle, secouaient de temps en temps leurs belles têtes accouplées sous le joug, et imprimaient au charroi un mouvement de tangage qui faisait tomber souvent sur ses genoux l’aimable Marie perchée, auprès de sir Arthur, sur l’avant de l’édifice. Cette jeune fille, trop frêle pour supporter la chaleur, folâtrait autour des travailleurs, grimpait ou descendait légèrement, en posant ses petits pieds sur les épaules de son frère, allait donner un ou deux coups de râteau auprès de Claudie, puis, tout d’abord essoufflée, se laissait tomber en riant sur les petites meules d’attente appelées miloches, en termes du pays. Claudie, alerte et court vêtue, était vermeille comme une cerise, et mettait, comme sir Arthur, de la coquetterie à montrer sa prestesse et son ardeur. Elvire était aussi robuste qu’une villageoise ; mais trop serrée dans son corset pour avoir les mouvements libres, elle était, à chaque instant, rappelée par sa mère qui, assise sur le foin, et grillant sous son ombrelle, trouvait que la pauvre fille devenait rouge comme une pivoine et ne paraissait pas à son avantage, ainsi fardée plus que de raison par le soleil de juin.

Guillaume avait mis veste bas, et, faisant luire au soleil l’éclat de sa chemise de batiste, découvrait son cou rond et blanc comme celui d’une femme. Il était vraiment le plus beau jeune homme qu’on pût voir ; mais Claudie le trouvait trop mince, et l’air de tendre commisération avec lequel elle lui disait : « Vous vous échaufferez, monsieur Guillaume », l’humiliait par la comparaison qu’il faisait de sa frêle organisation avec la taille carrée de l’Anglais (S’échauffer, c’est prendre un coup de soleil et la fièvre.)

Rebuté de voir que Jeanne ne quittait pas le travail de passer le foin au rangeur, et qu’elle était ainsi en rapport continuel de regards et de paroles avec sir Arthur, il prit une branche, et, se plaçant à la tête des bœufs, il s’amusa, sous prétexte de les soulager des mouches, à leur faire secouer rudement le char, et par conséquent son rival. Sir Arthur ne s’en impatientait pas, et rien ne put lui faire faire une chute ridicule. Il riait et assurait avoir le pied marin.

Madame de Boussac se tenait à l’écart sous un massif d’arbres, et causait avec Marsillat d’une affaire d’intérêt. Ce dernier se rapprocha enfin de Guillaume, et lui demanda ce qu’il trouvait de si intéressant dans le visage des bœufs, pour rester là, insensible à d’autres visages, beaucoup plus intéressants dans leur animation.

— Vous n’êtes pas assez artiste, lui répondit le jeune homme, affectant de ne pas comprendre, et cherchant à se distraire du véritable sujet de ses préoccupations, pour admirer ces faces bovines si bien coiffées dans notre pays, et si calmes dans leur puissance. Oui, je comprends que Jupiter ait pris cette forme dans un jour de poésie. Il y a du dieu dans ce large front si bien armé, et dans cet œil noir à la fois si fier et si doux. Il y a de l’enfant aussi dans ces naseaux si courts et dans le poil fin et blanc qui entoure proprement cette lèvre délicate. Il y a du paysan, dans ces genoux larges et rapprochés, dans la lenteur de cette démarche tranquille. Il y a du lion dans cette queue vigoureuse qui fouette l’échine toujours noueuse et sèche. Oui, c’est un bel animal ! Le fanon est magnifique et le flanc a un développement immense. On prétend que la face est stupide : c’est faux ; elle exprime la force et l’innocence ; elle a du rapport avec la physionomie de l’homme qui cultive la terre et soumet l’animal. Voyez comme nos paysans entendent bien l’art sans le savoir ! Quel peintre, quel sculpteur eût imaginé cette coiffure d’un style si large et si simple ! Ce frontal de paille tressée, qui ressemble à un diadème, et cet entrecroisement ingénieux des courroies qui embrassent les cornes et le joug ! vraiment ceci doit être de tradition antique, et jamais le bœuf Apis n’a été plus majestueusement couronné.

— C’est très-joli, ce que vous dites là, répondit Marsillat en souriant. C’est de la poésie, c’est de l’art ; mais il y a de la poésie ailleurs, et mon sentiment d’artiste préfère d’autres modèles. Tenez, Guillaume, regardez Jeanne ! cette belle fille si douce et si forte aussi ! Forte comme un homme ! Voyez ! Elle enlève cinquante livres de foin au bout de la main, et cela toutes les trois minutes, depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher.

— Oh ! je crois ben ! s’écria Cadet, qui avait écouté avec stupéfaction les belles paroles que Guillaume avait dites sur les bœufs, mais qui comprenait beaucoup mieux l’éloge de Jeanne par Marsillat. Monsieur Léon, c’est la fille la plus forte que j’asse pas connaissue. Elle lève six boisseaux de blé et elle se les fiche sur l’épaule aussi lestement que moi, foi d’homme ! Ah ! la belle fille que ça fait !

— Eh bien, Cadet a le sentiment poétique à sa manière, reprit Léon ; mais ne sauriez-vous rien trouver, Guillaume, pour louer Jeanne aussi agréablement que vous l’avez fait pour ces grandes bêtes cornues ? Est-ce qu’il n’y a pas dans Jeanne une meilleure part de la divinité ? Puissante comme Junon ou Pallas, fraîche comme Hébé, gracieuse comme Isis, la messagère des dieux. Voyons ! je ne suis pas poëte, moi, je ne fais pas de ces métaphores-là quand je plaide ; mais si j’étais vous, j’aurais remarqué, dans cette créature rustique, mille beautés auxquelles vous ne daignez pas prendre garde. Comme elle est bien vêtue ainsi ! Le bon Dieu devrait toujours secouer sur nous les rayons du soleil d’été, afin que toutes les femmes adoptassent ce costume élémentaire. Rien qu’une courte jupe et une chemise ; convenez que c’est charmant ! Vous parlez d’antiques ! Ceci est chaste et voluptueux comme l’antique : on ne voit rien et on devine ce torse admirable : la chemise monte et agrafe au cou, les manches au poignet ; l’étoffe n’est ni fine ni transparente ; mais ce gros tissu de chanvre usé a la blancheur et le moelleux des draperies grecques. Et quelle statue de Phidias que Jeanne ! Ses belles formes se dessinent dans ses mouvements libres et agiles. Regardez, si la jeune Charmois n’a pas l’air d’une poupée