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JEANNE.

— Vous dites là un mot qui n’est pas joli, mon parrain. C’est des mots à monsieur Marsillat.

— Oh ! oui, je le sais, Marsillat t’a parlé d’amour, lui aussi !…

— Il en parle à toutes les filles, mais il en parle bien mal, allez, mon parrain !

— Le misérable t’a insultée ?

— Oh ! non, mon parrain. Je ne me serais pas laissé insulter. Et d’ailleurs, il ne faut pas vous fâcher contre lui. C’est un homme qui n’est pas bête et qui écoute assez la raison. Il y a longtemps qu’il ne m’ennuie plus, et mêmement un jour que je lui faisais honte de ses folletés il m’a promis bien honnêtement qu’il me lairait tranquille dorénavant, et je ne peux pas dire que j’aie eu depuis à me plaindre de lui.

— Mais pourquoi ce mot d’amour te choque-t-il aussi dans ma bouche, dis ! Allons, réponds !

— Je ne pourrais pas vous dire… mon parrain… Mais ça me paraît que c’est vous qui ne m’aimez plus quand vous me dites des choses comme ça.

— Jeanne, je te comprends ; tu crois que je veux te tromper, te séduire…

— Oh ! non, mon parrain, je ne crois pas ça de vous ; vous êtes trop bon et trop honnête pour avoir ces idées-là.

— Et pourtant mon amour t’offense et t’effraie !

— Dame, mon parrain, si je suis bête, excusez-moi. C’est un mot que nous comprenons peut-être d’une façon et vous d’une autre. Nous disons ça, nous autres, quand nous parlons de gens amoureux.

— Eh bien ! Jeanne, si j’étais amoureux de toi ?…

— Oh non ! non, ça n’est pas, mon parrain ! dit Jeanne en baissant les yeux avec tristesse ; c’est la maladie qui vous fait dire ça.

— Eh bien ! oui, c’est la maladie qui me le fait dire : la fièvre est comme le vin, elle nous fait dire ce que nous pensons.

— Il ne faut pas me traiter comme ça, mon parrain, dit Jeanne d’un air sévère malgré sa douceur, je ne l’ai pas mérité.

— Ainsi tu me repousses, tu me hais !

— Est-il possible, mon Dieu ! dit Jeanne en cachant son visage baigné de larmes, dans son tablier.

— Oh ! je t’offense et je t’afflige ! que je suis malheureux ! je m’étais égaré ; tu n’as pas d’amour pour moi !

— Oh ! mon parrain, je ne me serais jamais permis ça, et j’aimerais mieux mourir que de me mettre ça dans la tête.

— Que dis-tu donc ? ô simple ! ô folle ! Tu croirais donc m’offenser, me manquer de respect, peut-être ? parle, tu es folle !

— Je ne sais pas si ça vous offenserait, mon parrain ; mais ça offenserait ma marraine, j’en suis sûre, et peut-être bien aussi notre chère demoiselle. Mais, Dieu merci ! je suis incapable de ça ! Venir dans votre maison, gagner votre argent, manger votre pain, et puis me mettre dans la cervelle d’être amoureuse de mon maître, de mon parrain ! Mais ça serait un péché, et jamais, jamais, le bon Dieu sait que jamais je n’en ai eu l’idée, tant petitement que ça soit !

— Achève, Jeanne, dis-moi tout, puisque je me suis condamné à tout savoir ; si j’étais amoureux de toi, comme tu dis, si je te suppliais d’être amoureuse de moi, tu n’y consentirais jamais ?

— Oh ! mon parrain ! ne parlez pas comme ça ; on dirait que c’est vrai, et si c’était vrai, il faudrait que je vous quitte[1], et que je m’en aille bien loin, bien loin, dans mon pays, pour ne jamais me retrouver avec vous.

— Oh ! ce que tu dis là est affreux ! Tu voudrais, tu pourrais t’éloigner ainsi de moi… Tu en aurais la force ! Et moi j’ai tenté de l’avoir, mais je l’ai tenté en vain ! Il a fallu revenir. Je me suis cru guéri, je t’ai revue, et mon mal est revenu plus terrible qu’auparavant.

— Ah ! mon Dieu, mon parrain, qu’est-ce que vous dites là ? Vous m’enmêlez avec votre maladie, et c’est comme si j’avais été cause de tout. Qu’est-ce que j’ai donc fait au bon Dieu pour qu’il vous tourne comme ça l’esprit contre moi ?

— Jeanne, tu me tues avec tes paroles, après m’avoir fait mourir lentement par ta présence. Ta beauté me dévore le cœur, et ta vertu m’anéantit.

— Si je vous fais mourir, mon parrain, dit Jeanne désolée et même blessée, mais parlant toujours avec douceur, parce qu’elle croyait fermement que Guillaume était en proie à une sorte de délire, il faut que je m’en aille. Une autre personne ne vous soignera certainement pas avec plus d’amitié ; mais elle aura peut-être plus de bonheur que moi, qui vous impatiente, et contre qui vous avez toujours une idée de fâcherie, quand vous êtes malade. Je m’en vas chercher Claudie ou le monsieur anglais, et je vous promets, mon cher parrain, que, pour ne plus venir dans votre chambre, pour ne plus vous servir, ce qui me crèvera le cœur, je ne vous en aimerai pas moins.

— Voilà ce que j’attendais, Jeanne, s’écria Guillaume exaspéré. Tu cherchais une occasion pour me quitter, et tu me quittes tranquillement, tu m’achèves sous prétexte de me rendre la vie. Va donc, adieu ! laisse-moi, laisse-moi ! je ne me connais plus !

Et le jeune homme, un peu impérieux comme un enfant gâté, se mit à sangloter, à gémir et à se tordre convulsivement les mains.

Jeanne, effrayée, s’était levée pour aller chercher madame ou mademoiselle de Boussac, soumise à l’ordre qu’elle avait reçu de les avertir immédiatement si un symptôme alarmant se manifestait de nouveau. Mais lorsqu’elle fut sur le point de sortir de la chambre, elle s’arrêta, épouvantée de l’état violent où elle voyait le malade. Elle n’osa plus le laisser seul, et revenant vers lui, elle s’efforça, comme autrefois, d’employer les doux reproches et les maternelles prières pour l’engager à se calmer. Mais Guillaume était beaucoup moins malade et beaucoup plus amoureux que par le passé. Il pressa Jeanne contre son cœur, inonda de larmes ses mains froides et tremblantes, et quand il lui eut fait promettre de rester près de lui, ce jour-là, et toute la vie, las de jouer au propos interrompu comme tous les amants timides, il s’enhardit, ou plutôt il s’égara jusqu’à lui déclarer clairement son amour, sa jalousie et même ses transports de vingt ans. Ce n’était pas le langage brutal de Marsillat, mais c’étaient des prières plus ardentes encore et les divagations brûlantes d’un premier amour qui se sent coupable, et qui se précipite après avoir longtemps mesuré l’abîme, partagé entre le vertige, la terreur et l’entraînement.

Jeanne ne sut répondre que par des larmes, et cette sincère douleur fit croire à Guillaume qu’il était aimé, sans passion peut-être, mais avec un dévouement assez aveugle pour tout sacrifier. C’est alors que Jeanne se dégagea de ses bras et s’enfuit vers la porte, où elle se trouva tout à coup face à face et presque réfugiée dans les bras de sir Arthur.

— Hô ! s’écria l’Anglais stupéfait de la terreur de Jeanne et des cris étouffés du malade, qui, à sa vue, entra dans un nouveau transport de jalousie et de désespoir.

— Monsieur Harley, ça n’est rien, dit Jeanne dont les traits bouleversés démentaient les paroles. Mon parrain est un peu malade, et vous allez tâcher de le consoler. Moi, je le fâche, et je m’en vas.

Elle courut à sa chambre et se jeta à genoux devant ses images vénérées, la Vierge Marie, reine de toutes les fades, Jeanne, la grande Pastoure, qu’elle croyait canonisée et qu’elle appelait de bonne foi sainte Jeanne-des-Champs, s’imaginant, d’après la confusion poétique qui régnait dans le cerveau de sa mère, que c’était sa patronne ; et l’empereur Napoléon, qu’elle regardait comme l’archange Michel de la France et le martyr des Anglais. Elle pleura et pria longtemps, et, quand elle se sentit plus calme, elle demanda à Dieu de lui inspirer la

  1. Le lecteur me pardonnera, j’espère, de ne pas faire parler Jeanne correctement ; mais bien que je sois forcée, pour être intelligible, de traduire son vieux langage, l’espèce de compromis que je hasarde entre le berrichon et le français de nos jours, ne m’oblige pas à employer cet affreux imparfait du subjonctif, inconnu aux paysans.