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JEANNE.

— Cela vous prouve que je suis fort peu acharnée à mes intérêts dans tout ceci, et que ma seule préoccupation est de vous voir sauver votre fils. D’ailleurs, que m’importe à moi, que mon futur gendre ait une maîtresse avant le mariage ? si cela doit arriver, mieux vaut Jeanne que toute autre ; elle est jeune et d’une belle santé. Elle n’a pas d’intrigue, elle ne saura pas le passionner ; sa stupidité le lassera bien vite ; et comme elle est douce et soumise, elle se laissera évincer sans murmure. Ce sera à vous de la payer assez cher pour qu’elle n’élève pas une plainte. C’est un sacrifice que nous pourrons faire à nous deux, quand Elvire et Guillame seront mari et femme. D’ailleurs, quand on voudra, M. Léon Marsillat vous en débarrassera…

— Taisez-vous, ma chère, répondit madame de Boussac effrayée. Il me semble que tout cela est rempli de perversité et que vous avez un esprit diabolique.

La sous-préfette railla les scrupules de la châtelaine. Celle-ci se défendit faiblement, et ces deux dames causèrent encore longtemps, mais si bas, que Claudie eût vainement écouté par le trou de la serrure.

Aussitôt après cet entretien, Jeanne fut mandée par sa marraine sous la charmille, et n’y trouva que madame de Charmois seule. Cette infâme créature agissait à l’insu de madame de Boussac, et, conformément à ses instincts cyniques, elle se disait avec raison qu’elle allait frapper un coup décisif. « Jeanne, dit-elle à la jeune fille, étonnée de se voir citée devant un tel juge, vous allez apprendre une chose grave. Préparez-vous à la franchise, vous trouverez tout le monde disposé à l’indulgence. Votre marraine sait tout. »

Jeanne rougit et baissa les yeux. Mais un instinct de dévouement qui lui tenait lieu de finesse et de prudence, l’engagea à se taire. Si celle-là plaide le faux pour savoir le vrai, pensa-t-elle, elle ne tirera rien de moi. Je ne trahirai pas le secret de mon parrain. Je ne me plaindrai pas de lui. J’aime mieux être renvoyée que de le faire gronder.

— Nous savons que vous avez la tête tournée par les folies de M. Harley, reprit la Charmoise, et que vous avez pensé qu’il serait aussi facile de vous faire épouser par M. de Boussac que par lui. Croyez, ma chère, que l’un est aussi impossible que l’autre ; qu’on vous trompe, qu’on se moque de vous. M. Harley est marié en Italie, je le sais, et quant à M. le baron, jamais sa mère ne le permettrait. Lui-même rougirait d’en avoir la pensée.

— Si M. Harley est marié, et qu’il ait une brave femme, ça me fait plaisir de l’apprendre, répondit Jeanne avec la froideur d’un mépris concentré. Quant à mon parrain, comme je ne suis pas folle, je n’ai jamais pensé, pas plus que lui, à ce que vous me dites.

— Vous mentez, Jeanne, reprit la sous-préfette en essayant, mais en vain, de terrifier Jeanne avec ses gros yeux noirs. Nous savons tout, il l’a avoué dans le délire de la fièvre. Il vous a promis de vous épouser pour vous faire consentir…

— En ce cas, mon parrain est bien malade, car il a dit ce qui est faux !

— Vous ne niez pas, du moins, qu’il vous fasse la cour ?

— Je n’ai rien à vous dire là-dessus, Madame.

— Mais je vais vous conduire devant votre marraine, qui vous confondra.

— Comme je n’ai ni pensé au mal ni fait aucun mal, je ne crains rien, Madame.

— Vous avez beaucoup d’aplomb, mademoiselle Jeanne, et vous voudriez peut-être faire du scandale. Eh bien ! cela ne sera pas ; on ne fera aucune attention à vos semblants de vertu, ôtez-vous de l’esprit la chimère d’être épousée, et on fermera les yeux sur le reste, pourvu que cela ne dure pas trop longtemps, et que vous y mettiez beaucoup de prudence et de mystère, comme vous l’avez fait jusqu’ici.

Jeanne fut si indignée, qu’elle ne put répondre. Je vais parler à ma marraine, dit-elle, et elle tourna brusquement le dos à la Charmois, sans vouloir entendre un mot de plus.

Malheureusement pour Jeanne, madame de Boussac était en cet instant dans la chambre de son fils, et Jeanne n’osa aller l’y trouver. Elle l’attendit dans les corridors, mais madame de Charmois sut prévenir à temps sa trop faible amie. « J’ai fait merveille, lui dit-elle, en l’entraînant sur le balcon de la chambre de Guillaume. J’ai parlé à Jeanne, je l’ai effrayée : si elle est coupable, elle sera soumise ; si elle est sage, elle se soumettra.

— Que voulez-vous dire ? qu’avez-vous fait ? dit madame de Boussac ; vous me faites trembler.

— Vous tremblez toujours, vous, et vous n’agissez jamais ! laissez-moi faire. Exigez que Jeanne veille votre fils cette nuit. S’ils s’entendent, elle lui apprendra qu’il n’y a pas moyen de vous tromper, et ils aviseront à se séparer à l’amiable. S’ils ne s’entendent pas encore, d’après ce que j’ai fait comprendre, ils s’entendront, et ce commerce sera sans danger pour l’avenir. Vous verrez ! Si Guillaume n’est pas calme et doux demain matin, n’écoutez jamais mes conseils.

— Mais tout cela est criminel ! Tel fut le dernier cri de détresse de la conscience de cette mère insensée. La Charmois étouffa le remords sous les menaces. — Eh bien ! dit-elle, si vous laissez les choses aller d’elles-mêmes, attendez-vous à ce que votre fils retombe dans l’état où il était avant son départ pour l’Italie, ou bien préparez-vous à le faire partir. Peut-être le voyage et la distraction le guériront encore. Il ne faudra, pour cela, qu’un an ou deux d’absence.

— Ah ! c’est affreux ! s’écria madame de Boussac, le perdre encore, passer toute la vie loin de lui, ne pouvoir compter sur sa santé qu’à ce prix, c’est au-dessus de mes forces.

— Je le savais bien ! pensa la Charmois. Mon cœur, dit-elle, croyez-en donc mon expérience de la vie et mon affection pour vous. Laissez-vous guider, refusez surtout, pendant toute cette journée, de parler à Jeanne ; ménagez-lui ce soir un tête-à-tête avec l’enfant, et je vous promets que demain, ni lui ni elle ne vous tourmenteront.

Madame de Boussac céda. Jeanne demanda par trois fois une audience. Elle fut repoussée avec une apparente dureté.

Jeanne alla affener ses vaches, et après avoir veillé à ce qu’elles ne manquassent de rien jusqu’au lendemain, elle caressa une petite génisse blanche qu’elle aimait particulièrement : elle lui choisit les herbes les plus tendres, comme pour lui donner une dernière douceur ; puis elle rangea tout avec soin, et s’arrêtant un instant sur le seuil de cette étable où elle avait consacré de douces heures aux humbles occupations qui lui étaient chères, elle fit un grand signe de croix comme pour clore religieusement une phase de sa vie de travail.

Elle monta ensuite à sa chambre, dans la tourelle, fit un petit paquet des hardes les plus nécessaires, plaça dans le coffre de Claudie quelques atours que sa marraine lui avait donnés, et dont elle voulut faire cadeau à sa compagne. Elle n’emporta qu’une seule richesse, une croix d’or que Marie lui avait donnée le jour de sa fête. Elle monta ensuite à la chambre de Marie, bien qu’elle eût aperçu, par la meurtrière de la tourelle, Marie au fond du jardin. Elle savait bien qu’elle ne pouvait rien lui confier, et elle ne se fût d’ailleurs pas senti la force de lui dire adieu. Mais elle voulut revoir au moins le prie-dieu et le lit de sa chère mignonne. Elle s’agenouilla une dernière fois devant la madone d’albâtre à laquelle elles avaient adressé ensemble tant de douces et chastes prières. Elle détacha une fleur flétrie de la guirlande qu’elles y avaient suspendue la veille, et la mit dans son sein avec son chapelet. Puis, au moment de sortir, elle trouva sous sa main une robe et un châle de sa chère demoiselle, et elle les baisa longtemps en versant des larmes amères…

En descendant, elle trouva Claudie sur l’escalier, et l’embrassa sans lui rien dire.

— Où vas-tu donc ? lui dit sa compagne, étonnée de ses yeux rouges et de son triste sourire.

— Aux champs, répondit Jeanne.