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JEANNE.

pas étonnant que je me sente l’esprit tourmenté en passant si près des méchantes pierres. On a tué du monde là-dessus, les autrefois[1], et les âmes sans confession demandent des prières. Elle se signa et commençait à réciter l’Ave, la seule prière qu’elle sût par cœur avec l’oraison dominicale, lorsque Finaud aboya et se mit en travers du chemin derrière elle, comme pour empêcher un ennemi d’approcher. Jeanne se retourna, et, voyant un cavalier monter au pas le sentier rapide, elle se rangea de côté pour le laisser passer, et baissa son capuchon pour cacher sa jeunesse.

— Eh bien ! Finaud ! Eh ! petit Finaud ! À qui en as-tu ? dit Marsillat, dont la voix fut reconnue par le chien qui alla flairer son étrier en remuant la queue. Où diable vas-tu si tard, Jeanne ? reprit le cavalier en ralentissant le pas de son cheval pour rester à côté de Jeanne, qui marchait toujours. Si je n’avais pas reconnu ton chien, je serais passé près de toi sans y faire attention. Bonsoir, ma vieille[2] !

— Bonsoir, Monsieur, bonsoir, dit Jeanne d’un ton doux, mais résolu, qui semblait dire : Passez votre chemin.

— Ah çà ! tu m’étonnes, reprit Marsillat en retenant la bride de Fanchon. Une fille comme toi ne devrait pas s’en aller si loin sans un ami pour la défendre.

— Je ne crains rien, monsieur Léon, le bon Dieu est avec moi.

— Et ton galant n’est peut-être pas loin ?

— Bon, bon, amusez-vous ! vous savez bien que les galants et moi ça ne va pas ensemble.

— Je vois bien que ça va séparément, mais je pense que ça sait se retrouver.

— Ne me taquinez pas, monsieur Léon ; je ne suis pas gaie.

— Vrai, ma pauvre Jeanne ? Est-ce qu’ils t’ont fait de la peine au château ?

— Oh ! non, Monsieur ! ils sont trop bons pour ça. Mais c’est que ma tante est bien malade, et que je m’en vas peut-être pour la voir mourir. En savez-vous des nouvelles, monsieur Marsillat ?

— Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Parce que dans votre étude vous voyez toutes sortes de mondes, et que vous pourriez en avoir vu de chez nous.

— Je ne suis arrivé de Guéret qu’il y a deux heures, et j’ai été forcé tout de suite de repartir pour mon bien de La Villette. Qui t’a appris la maladie de ta tante ?

— Dame ! c’est ce méchant homme de Raguet. Peut-être qu’il a menti pour me faire du chagrin.

— C’est un méchant homme, en effet, dit Marsillat, qui comprit aussitôt la ruse de son affreux complice, et qui s’arrangea pour en profiter avec un merveilleux talent d’improvisation. Il n’aurait pas dû t’apprendre cela ; moi, je le savais depuis longtemps et je ne te l’aurais jamais dit.

— Mais vous auriez eu tort, monsieur Marsillat ; ce serait m’empêcher de faire mon devoir.

— C’est vrai, mais que veux-tu ? J’avais peut-être mes raisons pour ne pas me décider aisément à t’annoncer cette mauvaise nouvelle.

— Est-ce que ma tante serait en danger ?

— Je n’en sais rien. Elle était très-mal il y a huit jours que je l’ai laissée chez moi.

— Chez vous, monsieur Marsillat ? où donc, chez vous ?

— À Montbrat ; tu ne savais pas qu’elle est là depuis quinze jours ?

— Vrai, je n’en savais rien. Et pourquoi donc qu’elle était chez vous ?

— Oh ! elle y est encore. Que veux-tu ? c’est une méchante femme que je n’aime guère, parce que j’ai vu dans le temps qu’elle te rendait malheureuse. Mais elle était devenue si malheureuse elle-même que j’en ai eu pitié. Ce coquin de Raguet l’ayant chassée de chez lui, elle mendiait de porte en porte, et elle est venue à Montbrat un jour que je m’y trouvais. Elle était si malade et si faible qu’elle serait morte dans ma cour si je ne l’avais fait entrer dans la cuisine pour lui donner du vin et de la soupe. Alors ma vieille servante, que tu ne connais pas, mais qui est une brave femme, en a eu pitié, et m’a prié de la garder quelques jours jusqu’à ce qu’elle fût en état de reprendre sa besace et son bâton, et de s’en aller. J’y ai consenti de bon cœur, comme tu le penses bien, et un peu à cause de toi, Jeanne ; et depuis ce temps-là elle est à Montbrat, assez bien soignée, mais empirant toujours, et se plaignant surtout de ne pas te voir.

— Ah ! mon Dieu ! ma pauvre tante ! Mais ça me fend le cœur ce que vous me dites là, monsieur Léon ! Si je l’avais su plus tôt ! je ne voulais quasiment pas le croire. Je lui ai pourtant envoyé encore de l’argent par le monsieur anglais, la dernière fois que j’en ai reçu. Il allait voir les pierres d’Ep-Nell, et il a eu la bonté de se charger de ça… ; mais il n’y a pas plus de quinze jours, monsieur Léon. Le vieux Raguet m’a fait des mensonges.

— Le vieux Raguet… dit Marsillat embarrassé, le vieux Raguet t’aura menti, en effet. Tiens ! c’est tout simple ! Il aura pris l’argent pour lui, et il aura maltraité et chassé ta tante afin de ne pas le lui rendre. Ce qu’il y a de sûr, c’est que la Gothe est chez moi depuis… deux semaines, je crois ; oui, il y a bien deux semaines !

— Ça peut bien être, reprit la confiante Jeanne, car il y a ce temps-là que je n’ai pas eu de ses nouvelles. Monsieur Léon, vous avez eu bien des bontés ! Ça ne m’étonne pas. Je sais que vous avez toujours eu bon cœur. Je vous remercie bien pour ma tante ; j’irai la voir demain matin à Montbrat, si vous me le permettez, et je tâcherai d’avoir un cheval pour l’emmener.

— Et où veux-tu l’emmener ?

— Chez quelqu’un de nos parents. J’ai encore un peu d’argent, et d’ailleurs ils sont trop braves gens pour abandonner une vieille femme dans la misère.

— Comme tu voudras, Jeanne ; mais elle ne m’est pas à charge, je t’assure.

— Vous êtes bien généreux, monsieur Léon ; allons, en vous remerciant ! Ne vous attardez pas pour moi. Je ne peux pas marcher aussi vite que vous, ni vous aussi doucement que moi.

— Mais où vas-tu donc maintenant ?

— Je m’en vas à Toull.

— Pourquoi faire, puisque ta tante n’y est pas ?

— Elle y est peut-être, monsieur Léon. Vous n’êtes pas sûr qu’elle soit encore chez vous.

— Si, si… on m’a dit à La Villette qu’elle y était encore.

— Eh bien ! demain matin, à soleil levé, j’y serai.

— Et pourquoi pas tout de suite ? ce n’est qu’à une petite lieue d’ici, et tu as encore deux lieues avant Toull. À quelle heure y arriverais-tu, d’ailleurs ? à une heure du matin, personne ne voudrait t’ouvrir.

— Oh ! vous vous trompez, monsieur Léon, j’y serai bien avant dix heures, reprit Jeanne en regardant les étoiles, cette horloge des bergers, grâce à laquelle ils savent l’heure à quelques minutes près, d’après la position du grand et du petit chariot.

— Mais à quoi bon te fatiguer à cette course inutile ? Viens-t’en voir ta tante à Montbrat ; tu y coucheras tranquillement, et tu seras encore demain de bonne heure, si tu veux, à Boussac.

Jeanne secoua la tête. — Non, monsieur Léon, dit-elle, je ne peux pas aller coucher à Montbrat.

— Et de qui as-tu peur ? de moi peut-être ?

— Je ne dis pas ça, monsieur Léon ; mais ça ferait causer.

— Et que pourrait-on dire ? je ne couche pas à Montbrat, moi.

— Vous n’y restez pas ?

— Non ! il faut que je sois de retour à Boussac, ce soir, à onze heures. Je vais seulement à Montbrat pour

  1. Par cette expression, les autrefois, les paysans expriment mieux que nous ce que nous disions plus haut de leur notion mystérieuse et vague des siècles écoulés.
  2. Mon vieux, ma vieille, sont des termes d’amitié entre les jeunes gens.