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JEANNE.

je n’ai jamais fait dire de mal de toi ; et dans le temps même où je te traitais avec une légèreté que je me reproche, et dont je te demande pardon du fond de mon cœur, je ne t’ai jamais offensée volontairement.

— C’est vrai, monsieur Léon, répondit la bonne Jeanne, incapable d’une méfiance soutenue, je ne vous fais aucun reproche, et mêmement vous avez eu pour ma tante et pour moi des bontés dont je vous remercie grandement.

— Des bontés, Jeanne !… Eh bien ! prends-le comme tu voudras, et remercie-moi si tu crois me devoir quelque chose. Il y a du moins quelque chose dont je pourrais me faire un mérite à tes yeux : c’est que je ne t’ai pas fait la cour, et que, dans ce moment même où je suis seul avec toi, je te respecte comme si tu étais ma sœur… Et pourtant, Jeanne, moi aussi j’ai été amoureux de toi, autrement et mille fois plus que tous les autres. Tu ne l’as jamais su, je ne te l’ai jamais dit, depuis que cet amour est sérieux et profond, et je ne te le dis maintenant que pour te rassurer. Loin de moi la pensée d’abuser de ton malheur, pauvre orpheline, pauvre abandonnée ! Je ne te demande qu’un peu de confiance, un peu d’amitié, et je serai assez payé de mes sacrifices et de mes souffrances… Car je souffre plus que ton parrain, Jeanne ! Je ne fais pas le malade, moi ; je ne jette pas ma famille dans l’inquiétude comme un enfant gâté ; je ne cherche pas à émouvoir ta pitié en te disant que je me meurs. Non, je vis de mon amour, au contraire. Il me transporte, il m’agite ; mais il me donne le courage de te respecter ; et je ne me plains pas d’être malheureux, pourvu que tu ne sois pas malheureuse toi-même !

Jeanne s’était levée encore une fois, et elle essayait d’ouvrir la porte. — Monsieur Léon, dit-elle, vous me parlez très-honnêtement ; mais je ne comprends pas grand’chose à toutes ces histoires d’amour, et, malgré moi, je vous en demande pardon, je me figure toujours que c’est de la moquerie. Ouvrez donc votre porte, je veux m’en aller.

— Tu as forcé la serrure, dit Marsillat feignant de ne pouvoir ouvrir. À présent, je ne sais plus comment faire. Prends patience, je vais essayer. La clef est tombée : cherche-la avec moi.

Jeanne ne pouvait se figurer que Marsillat eût la clef dans sa poche. Elle se mit à chercher naïvement. Marsillat se rapprocha d’elle, et, emporté par l’impatience, il l’entoura de ses bras.

— Laissez-moi, Monsieur, dit Jeanne en le repoussant avec force, ou je croirai que vous êtes le plus faux de tous les hommes.

— Vraiment, Jeanne, je ne te voyais pas, dit Marsillat en s’éloignant, et je trouve ta frayeur un peu ridicule. Que crains-tu donc de moi ? Je ne te demande qu’un peu d’amitié, et tu me réponds par le mépris le plus étrange.

— Oh ! Monsieur, je ne me permets pas de vous mépriser, dit Jeanne ; mais enfin je voudrais m’en retourner à Toull, et vous me contrariez bien un peu de me retenir comme ça !…

— Je te jure que je cherche la clef… Allons, je vais essayer de briser la serrure ! Aye ! je me suis brisé la main… Vraiment, Jeanne, tu es bien cruelle de me presser et de m’accuser ainsi.

— Vous vous êtes fait du mal, monsieur Léon ! oh ! j’en suis bien fâchée ! Comment donc faire pour sortir d’ici ? la nuit s’avance…

Jeanne s’approcha de la fenêtre, et, étendant la main dehors : — Il ne pleut pas, dit-elle, c’est un rio qui coule par là, qui nous a trompés. Tenez, monsieur Léon, je pourrais bien passer par la fenêtre. Ça doit être très-bas, puisque nous n’avons pas monté d’escalier pour venir ici.

— Grand Dieu ! arrête, Jeanne ! s’écria Léon en s’élançant vers elle, et en la saisissant à bras le corps : il y a là un précipice.

— Eh bien, lâchez-moi, monsieur Léon, et ne me serrez pas comme ça, je n’ai pas envie de me tuer.

— Oh ! dit Marsillat en retombant sur le sofa. Tu m’as fait une peur !… Jeanne, Jeanne, tu ne sais pas combien je t’aime, je ne le savais pas moi-même… À la seule idée que tu allais tomber par là, j’ai senti mon cœur se briser : ah ! si tu le sentais battre ! vraiment me voilà comme si j’allais mourir.

Jeanne, embarrassée, de plus en plus soucieuse, garda le silence ; Léon aussi. Au bout de quelques instants, voyant qu’il ne bougeait pas, elle essaya encore d’ouvrir la porte, mais ce fut en vain. Léon était immobile, et rêvait au moyen d’endormir sa prudence par quelque nouveau stratagème !

— Êtes-vous malade ou dormez-vous, monsieur Léon ? dit Jeanne un peu impatientée.

— Je souffre, en effet, répondit-il d’une voix sourde, je souffre beaucoup : je me suis blessé la main en voulant ouvrir cette porte, et je ne peux plus m’en servir. Malheureusement je n’ai aucune force dans la main gauche. Attends, Jeanne, n’en fais pas autant, si tu ne veux me désespérer. Il y a un moyen de te faire sortir d’ici : je vais sauter par cette fenêtre, et j’irai t’ouvrir en dehors, si je ne me tue pas en sautant.

— Oh ! ne faites pas cela, monsieur Léon, dit Jeanne effrayée.

— Que faire donc ? Nous ne pouvons pas sortir, et tu ne veux pas rester une minute de plus.

— À nous deux, nous enfoncerions bien la porte, monsieur Léon !

— Nous serions dix que nous ne l’ébranlerions pas ; c’est une ancienne porte de prison, garnie de fer en entier.

— Monsieur Léon, dit Jeanne saisie d’une terreur subite, si vous m’avez trompée pour m’attirer ici, Dieu vous en punira !

— Ah ! ce soupçon est affreux, dit Léon. C’en est trop, Jeanne, ôte-toi de cette fenêtre, et adieu.

Le temps s’était un peu éclairci, et l’approche de la lune blanchissait l’horizon ; mais l’ombre projetée des collines environnantes augmentait l’obscurité, et le sol couvert de bruyères flottait sous les yeux de Jeanne, tellement vague, qu’elle ne pouvait dire s’il y avait dix ou cinquante pieds de profondeur au bas de la tour. Le ton résolu et désespéré de Léon l’effraya. Elle fit un mouvement pour l’arrêter. — Jeanne, lui dit-il, en la pressant sur son sein, adieu pour cette nuit, adieu pour toujours peut-être ! D’autres t’ont fait de belles promesses pour te séduire. Moi, je vais risquer ma vie pour te prouver que je ne veux pas te séduire. Au moins, dis-moi adieu, et donne-moi un seul baiser : le premier, le dernier de ma vie !… Un baiser, Jeanne, tu t’en effraies ! Il y a une heure que je pourrais t’en prendre mille, et je t’en demande humblement un seul, au moment de me jeter dans un abîme pour t’empêcher d’avoir peur de moi… Ne me le refuse pas. Tiens, si je reste ici, ma raison peut s’égarer ; ta méfiance, ta frayeur m’ont bouleversé l’esprit. Oh ! Jeanne, sans tous tes soupçons tu aurais été en sûreté toute cette nuit auprès de moi… Maintenant, chasse-moi… oui, chasse-moi… car, je tremble et déraisonne… Adieu ! Jeanne, mais ce seul baiser !…

— Non, Monsieur, dit Jeanne en se dégageant ; pas de baiser, jamais ! Ce n’est pas que je croie que ce soit un grand crime ; je ne veux pas condamner Claudie. Mais pour moi, ça serait un péché mortel, je ne vous le cache pas ; et si j’y consentais, je sauterais bien vite après par cette fenêtre, non pas tant pour me sauver que pour me tuer.

— Oh ! c’est de la haine contre moi ! une haine mortelle ! ou c’est un défi, dit Marsillat avec une rage concentrée, en voyant échouer tous ses artifices. Jeanne, cela est fort imprudent de ta part, et tu sembles prendre plaisir à jouer avec ma raison et ma volonté.

— Non, monsieur Marsillat, dit Jeanne avec douceur : ce n’est pas de la haine. Je n’en ai pas contre vous. Dieu me préserve d’en avoir jamais contre personne ! Mais c’est un vœu, puisqu’il faut vous le dire, et je serais damnée si j’y manquais.

— Un vœu ! s’écria Marsillat, que cette idée enflamma d’un nouveau délire. Oh ! Jeanne, sans ce vœu tu m’aimerais peut-être. Eh bien, que la damnation retombe