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JEANNE.



Arthur le couvrit de baisers. (Page 96.)

— Ah ! que voulez-vous, Monsieur, dit-elle, il y a du monde qui ne se plaint pas. Jeanne est de ceux qui ne disent jamais rien. Vous savez ! on ne peut jamais dire si ils souffrent ou s’ils ne sentent pas leur mal.

Guillaume et Arthur étaient montés à cheval dès l’aurore pour aller inviter le curé de Toull à venir déjeuner au château. Cette matinée avait été choisie d’abord pour la rencontre entre Marsillat et M. Harley. Mais Marsillat avait envoyé un exprès, la veille au soir, pour dire qu’il avait à répliquer dans son procès, et qu’il ne serait libre de quitter Guéret que dans deux jours, lorsqu’il aurait gagné ou perdu sa cause. Le courage physique de Léon et sa dextérité à manier toutes sortes d’armes étaient assez connus pour qu’il ne dût pas craindre d’être accusé d’hésitation ni de lenteur volontaire, et il est certain qu’il était impatient de se voir en face de sir Arthur. Mais il pensait que ce duel et les événements qui y avaient donné lieu se répandraient bientôt, que le blâme s’élèverait contre sa conduite, que le ridicule, qu’il craignait encore davantage, l’atteindrait peut-être. Il ignorait la chute de Jeanne ; il n’avait pas revu Raguet. Ce misérable, qui avait longtemps cherché à le servir malgré lui dans l’espoir d’une récompense, s’était vu déçu dans ses rêves de cupidité par l’aversion et le mépris de l’avocat. Il était indigné que ce dernier eût profité de ses avis sans les payer ; et comme il errait dans l’ombre, au carroir du mont Barlot, au moment où Léon avait décidé Jeanne à venir à Montbrat, il avait peut-être entendu de quelle manière l’avocat s’exprimait sur son compte. Il s’était tourné contre lui par vengeance autant que par vénalité, et le fuyait désormais, craignant son ressentiment ; mais Léon ignorait tout. Il pensait que Jeanne se plaignait de lui en confidence à tout le château de Boussac, que tout le château le condamnait, que toute la ville le raillerait bientôt ; et, ne pouvant guère espérer de se laver de ce qu’il appelait son fiasco, il voulait au moins y apporter le contre-poids d’un grand succès oratoire. Il avait une belle cause ; il tenait à la plaider, à la gagner avec éclat, et à cacher, comme il disait, les blessures de son amour-propre sous les lauriers de sa gloire.

Guillaume, tout occupé de Jeanne et d’Arthur, paraissait avoir oublié Marsillat. Il nourrissait contre lui des projets de vengeance plus ardents que ceux d’Arthur ;