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JEANNE.

bon Dieu me punirait. Ce qui est fait, on n’y peut rien changer, et c’est inutile d’y penser.

Rien ne put ébranler la résolution saintement fanatique de Jeanne ; et M. Alain, qui l’interrogeait plus encore pour l’éprouver que pour la convaincre, revint d’auprès d’elle pénétré d’une admiration qu’il communiqua à ses jeunes amis, mais qui n’empêcha pas sir Arthur de tomber dans une profonde tristesse. Il s’approcha de Jeanne, attacha sur elle un regard douloureux, et s’éloigna sans lui dire un mot, résolu à respecter sa foi et à vaincre son propre amour, s’il en avait la force.

Le curé vint prendre congé de madame de Boussac, qui, ne sachant point le vrai motif de sa visite, l’avait trouvé très-amusant et très-original. Elle essaya de le pousser encore un peu sur les étymologies ; mais personne ne la seconda plus. L’espérance avait donné, une heure auparavant, de la gaîté aux amis de Jeanne. Ils faisaient maintenant de vains efforts pour sourire.

M. Alain allait se retirer, et déjà on lui amenait son cheval devant la porte, lorsque Marie monta à sa chambre pour prendre un livre qu’elle lui avait promis. Elle trouva Jeanne à genoux, sur son prie-Dieu, pâle comme la vierge d’albâtre qui recevait sa prière, les yeux ouverts et comme décolorés, les mains jointes et le corps raide et penché en avant. La fixité de son regard et de son attitude épouvanta mademoiselle de Boussac.

— Jeanne, s’écria-t-elle, qu’as-tu ? réponds-moi ; à quoi penses-tu ? es-tu malade ? ne m’entends-tu pas ?

Jeanne resta immobile, les lèvres entr’ouvertes. Marie la toucha, elle était glacée, et ses membres étaient raides comme ceux d’une statue. Aux cris de mademoiselle de Boussac, tout le monde accourut. On crut d’abord que Jeanne était morte. Le médecin n’était pas loin ; il fit une seconde saignée, et Jeanne reprit ses esprits. Mais elle fit signe qu’elle voulait parler bas au curé ; et, comme on l’engageait à ne pas parler encore, parce qu’elle était trop faible, elle dit d’une voix éteinte :

— Ça m’est commandé d’en haut.

Quand tout le monde se fut éloigné, Jeanne dit à M. Alain de cette voix si faible qu’il avait peine à l’entendre :

— Je me sens malade, et je pourrais bien en mourir. Je veux donc vous faire ma confession, monsieur l’abbé, du moins mal que je pourrai… Vous savez… cet Anglais ? Où est-il ? Eh bien ! j’y pensais, j’y pensais un peu trop souvent.

— Malgré vous, sans doute, ma fille ?

— Oh ! bien sûr. Mais je ne pouvais pas m’en empêcher ; et depuis hier surtout, toute la nuit je l’avais devant les yeux. Est-ce un péché mortel, monsieur le curé ?

— Non, sans doute, mon enfant. Ce n’est même pas un péché, puisque c’est une préoccupation involontaire.

— Mais encore tout à l’heure, dans le pré, en vous parlant, j’avais comme du regret d’être obligée de garder mon vœu. Ce n’est pas que j’aurais voulu être mariée, je n’ai jamais pensé à ça ; mais ça me faisait de la peine de faire tant de peine à ce monsieur qui est si bon.

— Eh bien ! Jeanne, croyez-vous que je doive faire faire des démarches auprès du Saint Père pour obtenir la rupture de vos vœux.

— Oh ! jamais, monsieur l’abbé ! D’ailleurs, il ne s’agit pas de ça ; il s’agit de mettre mon âme en paix. Ma chère amie qui est dans le ciel me reprocherait, j’en suis sûre, d’avoir des sentiments pour un Anglais, et j’ai honte d’être si faible. Mais quand il m’a regardée dans le pré, comme pour me dire adieu, ça m’a fendu le cœur. Il faut que vous me donniez l’absolution pour ça, monsieur l’abbé.

— Avez-vous eu des sentiments du même genre pour quelque autre, Jeanne ?

— Oh non ! Monsieur, jamais. J’ai eu du chagrin pour mon parrain, mais ça n’était pas la même chose. Je ne me reproche pas ça…

— Eh !… pardonnez mes questions, ma fille, mais au moment de vous donner l’absolution, je dois secourir votre mémoire, affaiblie peut-être ; M. Léon Marsillat…

— Oh ! celui-là ! dit Jeanne…

Mais elle était trop épuisée pour parler davantage ; elle ne put que sourire avec une douceur angélique à laquelle se mêla un peu de la fierté malicieuse de la femme. Le curé lui donna l’absolution, et elle parut s’endormir. Quand elle se réveilla, Marie tenait sa main ; Guillaume, pâle et consterné, était à genoux auprès d’elle ; M. Harley, debout et immobile, semblait paralysé. Le médecin lui avait dit des mots terribles :

— Le cas est grave, cette jeune fille pourrait bien succomber d’un instant à l’autre.

Cependant Jeanne parut se relever de cette crise. Couchée sur le propre lit de sa chère mignonne, et soignée par elle, elle paraissait jouir d’un grand calme et assurait ne pas souffrir du tout.

— Cela m’étonne, disait le médecin, il faut qu’elle dorme ou qu’elle souffre.

Mais on ne put savoir à quoi s’en tenir. Claudie avait bien expliqué que Jeanne était de ceux qui ne se plaignent pas : était-elle de ceux qui souffrent ? Marie pensait qu’elle était de la nature des anges, qui ne sentent d’autres douleurs que la pitié pour les hommes.

Après sa confession, Jeanne parut avoir surmonté son regret ou abjuré ses scrupules ; car elle regarda M. Harley sans émotion, et, en recevant les adieux de M. Alain, qui était forcé de retourner à sa paroisse avant la nuit, elle lui dit qu’elle se sentait l’âme en paix. Vers le coucher du soleil, elle se souleva et fit signe à Cadet et à Claudie de venir auprès d’elle.

— Mes enfants, leur dit-elle, si je venais à mourir, vous auriez soin de Finaud, pas vrai ?

Cadet ne répondit que par des sanglots. Claudie s’écria du fond de son cœur :

— Ne meurs pas, Jeanne ; j’aimerais mieux mourir à ta place.

— Oh ! je n’ai pas envie de mourir ! dit Jeanne en souriant. Allez-vous-en servir le dîner, mes enfants ; on l’a bien assez retardé pour moi. Mon parrain, ma mignonne, il faut aller dîner. Je suis très-bien, Dieu merci ! Vous viendrez me revoir après, si vous voulez.

— Oui, oui, allez dîner, dit le médecin, qui tenait le bras de Jeanne. Le pouls est bon. Ce ne sera rien aujourd’hui.

— Monsieur Harley, dit-il à sir Arthur en le suivant dans le corridor, avant un quart d’heure cette fille sera morte. Mademoiselle de Boussac est fort sensible et l’aime beaucoup. Guillaume en est, je crois, fort amoureux. Ces pauvres enfants sont d’une santé trop délicate pour assister à un pareil spectacle. Emmenez-les et ne faites semblant de rien, vous qui êtes un homme calme et fort. Ordonnez à Claudie de descendre et de rester en bas ; elle jetterait les hauts cris dans la maison… Et puis, revenez, vous ! Il est possible que nous ne soyons pas trop de deux pour contenir la malade dans ses dernières convulsions.

M. Harley, la mort dans l’âme, suivit de point en point les indications prudentes du médecin. Lorsqu’il rentra, Cadet, qui était resté avec ce dernier auprès de Jeanne, vint à sa rencontre en riant. « Oh ! la Jeanne va bien mieux, dit-il en frappant ses mains l’une dans l’autre, la voilà qui chante. Oh ! je suis-t-i content ! J’avais ben cru qu’alle en mourrait ! » — Va-t’en servir le dîner, lui cria le médecin. Tu vois, nous n’avons plus besoin de toi. — Monsieur Harley, ajouta-t-il, fermez les portes et les fenêtres ; qu’on n’entende pas cette agonie, et apprêtez-vous à un peu de courage. Ces fins-là sont violentes et affreuses. C’est une commotion cérébrale ; la crise se prépare… Ce ne sera pas long.

Le sang-froid terrible du médecin glaçait le malheureux Arthur d’horreur et de désespoir. Jeanne, assise sur son lit, les joues bleuies et les yeux étincelants, caressait son chien, et chantait d’une voix forte et vibrante :

Là où donc est le temps
Où j’étais sur ma porte,
Assise dans mon habit blanc…

Mais le docteur s’était trompé. La fin de Jeanne devait