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FRANÇOIS LE CHAMPI.

surprit dans la mignonne figure de cette mignonne jeunesse une retirance assez marquée de la figure chagrinante du défunt meunier. Il se rencontre bien des museaux fins comme cela, qui ressemblent à des museaux fâcheux, sans qu’on puisse dire comment la chose est. Et malgré que Mariette Blanchet fût réjouissante à voir autant que son frère avait eu coutume d’être déplaisant, il lui restait un air de famille qui ne trompe point. Seulement cet air-là avait été bourru et colérique dans la mine du défunt, et l’air de Mariette était plutôt d’une personne qui se moque que d’une qui se fâche, et d’une qui ne craint rien plutôt que d’une qui veut se faire craindre.

Tant il y a que François ne se sentit ni tout à fait en peine, ni tout à fait en repos sur l’assistance que Madeleine pouvait recevoir de cette jeunesse. Sa coiffe était bien fine, bien plissée et bien épinglée ; ses cheveux, qu’elle portait un peu à la mode des artisanes, étaient bien reluisants, bien peignés, bien tirés en alignement ; ses mains étaient bien blanches et son tablier pareillement pour une garde-malade. Parfin elle était beaucoup jeune, pimpante et dégagée pour penser jour et nuit à une personne hors d’état de s’aider elle-même.

Cela fit que François, sans rien plus demander, s’assit dans le quart de la cheminée, bien décidé à ne se point départir de l’endroit qu’il n’eût vu comment tournerait à bien ou à mal l’affliction de sa chère Madeleine.

Et Mariette fut bien étonnée de le voir faire si peu de façon et prendre possession du feu, comme s’il entrait à son propre logis. Il baissa le nez sur les tisons, et comme il ne paraissait pas en humeur de causer, elle n’osa point s’informer plus au long de ce qu’il était et requérait.

Mais au bout d’un moment entra Catherine, la servante de la maison depuis tantôt dix-huit ou vingt ans ; et, sans faire attention à lui, elle approcha du lit de sa maîtresse, l’avisa avec précaution, et vint à la cheminée pour voir comment la Mariette gouvernait la tisane. Elle montrait dans tout son comportement une idée de grand intérêt pour Madeleine, et François qui sentit la vérité de la chose, en une secousse, eut envie de lui dire bonjour d’ami ; mais…

— Mais, dit la servante du curé, interrompant le chanvreur, vous dites un mot qui ne convient pas. Une secousse ne dit pas un moment, une minute.

— Et moi je vous dis, repartit le chanvreur, qu’un moment ne veut rien dire, et qu’une minute c’est bien trop long pour qu’une idée nous pousse dans la tête. Je ne sais pas à combien de millions de choses on pourrait songer en une minute. Au lieu que pour voir et entendre une chose qui arrive, il ne faut que le temps d’une secousse. Je dirai une petite secousse, si vous voulez.

— Mais une secousse de temps ! dit la vieille puriste.

— Ah ! une secousse de temps ! Ça vous embarrasse, mère Monique ? Est-ce que tout ne va pas par secousses ? Le soleil quand on le voit monter en bouffées de feu à son lever, et vos yeux qui clignent en le regardant ? le sang qui nous saute dans les veines, l’horloge de l’église qui nous épluche le temps miette à miette comme le blutoir le grain, votre chapelet quand vous le dites, votre cœur quand M. le curé tarde à rentrer, la pluie tombant goutte à goutte, et mêmement, à ce qu’on dit, la terre qui tourne comme une roue de moulin ? Vous n’en sentez pas le galop ni moi ni plus ; c’est que la machine est bien graissée ; mais il faut bien qu’il y ait de la secousse, puisque nous virons un si grand tour dans les vingt-quatre heures. Et pour cela, nous disons aussi un tour de temps, pour dire un certain temps. Je dis donc une secousse, et je n’en démordrai pas. Ça, ne me coupez plus la parole, si vous ne voulez me la prendre.

— Non, non ; votre machine est trop bien graissée aussi, répondit la vieille. Donnez encore un peu de secousse à votre langue.

XVII.

Je disais donc que François avait une tentation de dire bonjour à la grosse Catherine et de s’en faire reconnaître ; mais comme, par la même secousse de temps, il avait envie de pleurer, il eut honte de faire le sot, et il ne releva pas seulement la tête. Mais la Catherine, qui s’était baissée sur le fouger, avisa ses grand’jambes et se retira tout épeurée.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-elle à la Mariette en marmottant dans le coin de la chambre. D’où sort ce chrétien ?

— Demande-le-moi, répondit la fillette, est-ce que je sais ? Je ne l’ai jamais vu. Il est entré céans comme dans une auberge, sans dire bonjour ni bonsoir. Il a demandé les portements de ma belle-sœur, comme s’il en était parent ou héritier ; et le voilà assis au feu, comme tu vois. Parle-lui, moi je ne m’en soucie pas. C’est peut-être un homme qui n’est pas bien.

— Comment ! vous pensez qu’il aurait l’esprit dérangé ? Il n’a pourtant pas l’air méchant, autant que je peux le voir, car on dirait qu’il se cache la figure.

— Et s’il avait mauvaise idée, pourtant ?

— N’ayez peur, Mariette, je suis là pour le tenir. S’il nous ennuie, je lui jette une chaudronnée d’eau bouillante dans les jambes et un landier à la tête.

Du temps qu’elles caquetaient en cette manière, François pensait à Madeleine. « Cette pauvre femme, se disait-il, qui n’a jamais eu que du chagrin et du dommage à endurer de son mari, est là, malade, à force de l’avoir secouru et réconforté jusqu’à l’heure de la mort. Et voilà cette jeunesse qui est la sœur et l’enfant gâté du défunt, à ce que j’ai ouï dire, qui ne montre pas grand souci sur ses joues. Si elle a été fatiguée et si elle a pleuré, il n’y paraît guère, car elle a l’œil serein et clair comme un soleil. »

Il ne pouvait pas s’empêcher de la regarder en dessous de son chapeau, car il n’avait encore jamais vu si fraîche et si gaillarde beauté. Mais si elle lui chatouillait un peu la vue, elle ne lui entrait pas pour cela dans le cœur.

— Allons, allons, dit Catherine en chuchotant toujours avec sa jeune maîtresse, je vas lui parler. Il faut savoir ce qu’il en retourne.

— Parle-lui honnêtement, dit la Mariette. Il ne faudrait point le fâcher : nous sommes seules à la maison, Jeannie est peut-être loin et ne nous entendrait crier.

— Jeannie ? fit François, qui de tout ce qu’elle babillait n’entendit que le nom de son ancien ami. Où est-il donc, Jeannie, que je ne le vois point ? Est-il bien grand, bien beau, bien fort ?

— Tiens, tiens, pensa Catherine, il demande ça parce qu’il a de mauvaises intentions peut-être. Qui, Dieu permis, sera cet homme-là ? Je ne le connais ni à la voix, ni à la taille ; je veux en avoir le cœur net et regarder sa figure.

Et comme elle n’était pas femme à reculer devant le diable, étant corporée comme un laboureur et hardie comme un soldat, elle s’avança tout auprès de lui, décidée qu’elle était à lui faire ôter ou tomber son chapeau pour voir si c’était un loup-garou ou un homme baptisé. Elle allait à l’assaut du champi, bien éloignée de penser que ce fût lui : car, outre qu’il était dans son humeur de ne penser guère à la veille plus qu’au lendemain, et qu’elle avait comme mis le champi depuis longtemps en oubliance entière, il était pour sa part si amendé et de si belle venue qu’elle l’aurait regardé à trois fois avant de le remettre ; mais dans le même temps qu’elle allait le pousser et le tabuster peut-être en paroles, voilà que Madeleine se réveilla et appela Catherine, en disant d’une voix si faible qu’on ne l’entendait quasi point, qu’elle était brûlée de soif.

François se leva si vite qu’il aurait couru le premier auprès d’elle, n’était la crainte de lui causer trop d’émoi. Il se contenta de présenter bien vivement la tisane à Catherine, qui la prit et se hâta de la porter à sa maîtresse, oubliant de s’enquérir pour le moment d’autre chose que de son état.

La Mariette se rendit aussi à son devoir en soulevant Madeleine dans ses bras pour la faire boire, et ce n’était pas malaisé, car Madeleine était devenue si chétive et