Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1855.djvu/76

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
18
LES MAÎTRES MOSAÏSTES.

vie d’artiste, un autre but, une autre espérance, une autre gloire, que l’argent.

Après avoir essayé vainement de le tenter par des offres encore plus brillantes, Vincent renonça à se l’associer, et, prenant l’air calme d’un homme tout à fait désintéressé, il chercha, en le flattant et en conversant avec lui, à pénétrer les causes de ce refus et les désirs cachés de son ambition. Cela ne fut pas difficile. Le Bozza, cet homme si défiant et si réservé, que l’amitié la plus sincère ne pouvait lui arracher l’aveu de ses faiblesses, cédait, comme un enfant, aux séductions de la plus grossière flatterie ; la louange était à ses poumons comme l’air vital, sans lequel il ne faisait que souffrir et s’éteindre. Quand le Bianchini vit que sa seule pensée était de passer maître, et d’avoir les glorioles du métier, l’autorité, l’indépendance, le titre, sauf à ne tirer aucun profit de sa peine, et à souffrir longtemps encore toutes les privations, il conçut un profond mépris pour cette ambition, moins vile que la sienne ; et il s’en fût moqué ouvertement, s’il n’eût compris qu’il pouvait encore l’exploiter au détriment des Zuccati.

« Ah ! mon jeune maître, lui dit-il, vous voulez commander et ne plus servir ! C’est tout simple, je le conçois bien, de la part d’un homme de talent comme vous. Eh bien ! viva ! il faut passer maître ; mais non pas dans une misérable ville de province où vous suerez nuit et jour pendant vingt ans sans faire parler de vous. Il faut passer maître à Venise même, à Saint-Marc, supplanter et remplacer les Zuccati.

— Voilà ce qui est plus facile à dire qu’à faire, répondit le Bozza ; les Zuccati sont tout-puissants.

— Peut-être pas tant que vous croyez, répliqua le Bianchini. Voulez-vous m’engager votre parole de vous fier à moi et de m’aider dans tous mes desseins ? Je vous engagerai la mienne qu’avant six mois les Zuccati seront chassés de Venise, et nous deux, vous et moi, maîtres absolus dans la basilique. »

Vincent parlait avec tant d’assurance, et il était connu pour un homme si persévérant, si habile et si heureux dans toutes ses entreprises ; il avait échappé à tant de périls, et réparé tant de désastres, où tout autre se fût brisé, que le Bozza ému sentit un frisson de plaisir courir dans ses veines, et la sueur lui coula du front comme si le soleil sortant de la mer, où il venait de s’éteindre, eût fait tomber sur lui les plus chauds rayons de la vie.

Bianchini, le voyant vaincu, lui prit le bras, et l’entraînant avec lui :

« Venez, lui dit-il, je veux vous faire voir avec les yeux de votre tête un moyen infaillible de perdre nos ennemis ; mais auparavant vous allez vous engager par serment à ne pas être pris d’un mouvement de sensibilité imbécile, et à ne pas faire échouer mes projets. Votre témoignage m’est absolument nécessaire. Êtes-vous sûr de ne reculer devant aucune des conséquences de la vérité, quelque dures qu’elles puissent être à vos anciens maîtres !

— Et où donc s’arrêteront ces conséquences ? demanda le Bozza étonné.

— À la vie seulement, répondit Bianchini. Elles entraîneront le bannissement, le déshonneur, la misère.

— Je ne m’y prêterai pas, dit sèchement le Bozza en s’éloignant du tentateur. Les Zuccati sont d’honnêtes gens après tout, et je ne sais pas pousser le dépit jusqu’à la haine ; laissez-moi, messer Vincent, vous êtes un méchant homme.

— Cela vous paraît ainsi, répondit Vincent sans s’émouvoir d’une qualification dont il avait depuis longtemps cessé de rougir ; cela vous effraie, parce que vous croyez à l’honneur des frères Zuccati. C’est très-joli et très-naïf de votre part. Mais si on vous faisait voir (et je dis voir par vos yeux) que ce sont des gens de mauvaise foi, qui trompent la république, abusent de ses deniers en volant leur salaire et en frelatant l’ouvrage ; si je vous le fais voir, que direz-vous ? El si, vous l’ayant fait voir, je vous somme en temps et lieu de rendre témoignage à la vérité, que ferez-vous ?

— Si je le vois par mes yeux, je dirai que les Zuccati sont les plus grands hypocrites et les plus insignes menteurs que j’aie jamais rencontrés ; et si, dans ce cas, je suis sommé de rendre témoignage, je le ferai, parce qu’ils m’auront indignement joué, et que je hais trop les hommes qui ont le droit de marcher sur les autres pour ne pas abhorrer ceux qui s’arrogent ce droit au prix du mensonge. Eux, des voleurs et des infâmes ! je ne le crois pas ; mais je le voudrais bien, ne fût-ce que pour avoir le plaisir de leur dire en face : « Non ! vous n’aviez pas le droit de me mépriser ! »

— Suivez-moi, dit le Bianchini avec un affreux sourire ; la nuit est close, et nous pouvons d’ailleurs pénétrer dans la basilique à toute heure sans exciter les soupçons de personne. Venez, et si vous ne manquez pas de cœur, avant six mois vous ferez au plus haut du plafond de la basilique un grand diable jaune qui rira plus haut que tous les autres et qui vous vaudra cent ducats d’or. »

En parlant ainsi, il se glissa parmi les arbres embaumés ; et le Bozza, foulant d’un pas mal assuré les bordures de thym et de fenouil, le suivit tout tremblant, comme s’il se fût agi de commettre un crime.

X.

Le lendemain, on vit le Bozza dans l’école des Bianchini, travaillant avec ardeur à la chapelle de Saint-Isidore. Francesco, à qui son frère avait raconté avec exactitude la scène de la veille, fut si profondément blessé de cette conduite, qu’il pria Valerio de ne faire aucune nouvelle tentative pour en connaître les motifs. Il en souffrit en silence, et ressentant plus vivement une injure faite à son frère bien-aimé que si elle se fût adressée à lui seul, ne concevant pas qu’on pût résister à la franchise et à la bonté d’une explication donnée par Valerio, il feignit de ne pas voir le Bozza, et passa près de lui, à dater de ce jour, comme s’il ne l’eût jamais connu. Valerio, qui savait combien son frère avait à cœur de terminer sa coupole, et qui voyait en lui l’inquiétude causée par l’abandon du Bozza, résolut de mourir à la peine plutôt que de ne pas surmonter cette difficulté. Francesco était d’une santé délicate ; son âme fière et sensible était obsédée de la crainte de manquer à ses engagements. Il ne s’agissait plus là seulement de sa gloire d’artiste, gloire à laquelle il se reprochait d’avoir trop songé, puisqu’il se trouvait en retard pour le travail matériel ; il s’agissait de l’honneur. Il n’ignorait pas les intrigues déjà tentées par les Bianchini pour noircir sa réputation. Lorsqu’il avait accepté cette énorme tâche, son père, la jugeant trop considérable pour les trois années auxquelles elle était limitée, avait essayé de l’en détourner. Le Titien, jugeant que la vie dissipée de Valerio et la mauvaise santé de l’autre rendaient cette exécution impossible, leur avait conseillé plusieurs fois de se réconcilier avec les Bianchini et de demander aux procurateurs un nouvel arrangement. Mais les Bianchini, qui dans le principe avaient fait partie de l’école de Francesco, avaient peu de talent et un insupportable orgueil. Pour rien au monde, Francesco n’eût voulu leur confier un travail entrepris et conduit avec tant de soin et d’amour.

Pour s’expliquer l’importance que ce maître attachait à ne pas être en retard d’un seul jour, il est nécessaire de remonter un peu plus haut, et de dire que la basilique de Saint Marc avait été, durant les années précédentes, exploitée par des ouvriers malhabiles et de mauvaise foi. Des dépenses considérables n’avaient servi qu’à entretenir une troupe d’artisans débauchés, dont il avait fallu refaire à grands frais les ouvrages. Le père Alberto et le Rizzo, premiers maîtres mosaïstes, avaient montré aux procurateurs la nécessité de mettre de l’ordre dans les dépenses et dans les travaux. Après plusieurs épreuves, on avait agréé Francesco Zuccato pour chef de l’atelier de mosaïque, et Vincent Bianchini, bien que banni pendant quatorze ans pour accusation de crime de fausse monnaie et pour avoir commis plusieurs assassinats, notamment un sur la personne de son barbier,