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LES MAÎTRES MOSAÏSTES.

tête plate. Je ne vous remettais pas, messer Zuccato. Vous êtes un honnête homme, mais vous avez pour fils deux enragés coquins.

— Excellence, le mot est un peu sévère ; mais je ne disconviens pas que mes fils ne soient d’assez mauvais sujets, très-dissipés, très-obstinés dans leurs résistances, et voués à un très-sot et très-méchant métier. Je sais qu’ils ont encouru la disgrâce de nos seigneurs les magistrats et la vôtre en particulier. Je suis certain qu’ils doivent avoir commis une grande faute, puisque vos bontés pour eux se sont changées en sévérité ; et je ne viens pas pour les justifier, mais pour obtenir que votre mécontentement s’apaise, et que votre miséricorde prenne en considération la malignité de l’air, la rudesse de la saison et la faible santé de mon aîné, que le régime des prisons a dû compromettre assez gravement pour qu’il se souvienne de cette punition et ne s’y expose plus.

— Votre fils est malade en effet, à ce qu’on m’a dit, répliqua le procurateur. Mais qui n’est pas malade durant cette maligne influence ? Moi-même je suis fort souffrant, et sans les soins assidus de mon médecin j’aurais péri, je n’en doute pas. Mais il faut prendre des précautions, beaucoup de précautions. Par la corne ducale ! je vous conseille, maître Sébastien, de prendre aussi des précautions.

— Votre Excellence dit que mon fils Francesco est malade ? reprit Sébastien effrayé.

— Oh ! que cela ne vous inquiète pas : on n’est pas plus malade en prison qu’ailleurs. Nous savons, par des calculs exacts, qu’il ne meurt pas plus de prisonniers sous les plombs que dans les autres prisons de la république.

— Sous les plombs. Excellence ! s’écria le vieux Zuccato : Votre Seigneurie a dit sous les plombs ! Est-ce que mes fils seraient aux plombs ?

— Par la corne ! ils y sont, et ils n’ont pas mérité moins par leurs concussions et leurs escroqueries.

— Par le Christ ! Monseigneur, vous voulez m’effrayer, dit Zuccato d’une voix forte, en reculant d’un pas, mes enfants ne sont pas aux plombs !

— Ils y sont, vous dis-je, répondit le procurateur, et je ne puis les en tirer avant que leur procès soit instruit et jugé. Aussitôt que le fléau permettra qu’on s’occupe de leur affaire, on s’en occupera ; mais, par la corne ducale ! je crains bien que leur sort ne soit pire : car ils sont coupables, et il y a peine de bannissement à perpétuité contre les détenteurs des deniers publics.

— Par le corps du diable ! Messer, s’écria le vieillard en se rapprochant du procurateur, ceux qui disent cela ont menti par la gorge, et ceux qui ont mis mes fils aux plombs s’en repentiront, tant qu’il me sera permis de remuer un doigt.

— N’approchez pas ! s’écria à son tour Melchiore en se levant avec vivacité et en reculant son fauteuil, ne me mettez pas ainsi votre haleine sous le visage. Si vous avez la peste, gardez-la, et allez à tous les diables avec vos coquins de fils. Je vous dis qu’ils seront pendus si vous aggravez leur affaire en faisant du bruit. Tous ces Zuccati sont d’enragés scélérats, sur ma parole. Vous empoisonnez l’air, Monsieur ; sortez. »

En parlant ainsi, Melchiore reculait toujours, et le vieux Zuccato, immobile à sa place, jetait sur lui des regards qui le glaçaient d’épouvante.

« Si j’avais la peste, répondit-il enfin d’un air sombre, je voudrais serrer dans mes bras tous ceux qui osent dire que les Zuccati sont des voleurs. J’espère que jamais cette idée n’est venue à personne, et que le magistrat auquel j’ai l’honneur de parler est pris lui-même de fièvre et de délire à l’heure qu’il est. Oui, oui, Monseigneur, c’est la peste qui parle en vous, quand vous dites que les Zuccati ont détourné les deniers publics. Sachez que les Zuccati sont de noble race, et que le sang qui coule dans leurs veines est plus pur que celui des familles ducales. Sachez que Francesco et Valerio sont deux hommes que l’on peut faire périr dans les tortures, mais non déshonorer. Votre Seigneurie fera bien d’appeler son médecin, car un venin mortel est répandu dans ses veines. »

En achevant ces paroles terribles, Sébastien s’élança hors des Procuraties et courut au palais ducal. Melchiore agita sa sonnette avec angoisse, demanda son médecin, se fit saigner, frictionner et médicamenter toute la nuit, croyant que le vieux Zuccato venait de lui donner la peste par sortilège. Il s’évanouit plusieurs fois et faillit mourir de peur.

XVII.

Sébastien Zuccato courut se jeter aux pieds du doge et lui demanda justice avec toute l’éloquence de l’amour paternel et de l’honneur outragé. Mocenigo l’écouta avec bonté et lui donna des marques de la plus haute estime. Il s’affligea de la longue torture qu’avaient subie ses fils, et prit sur lui de les faire transférer dans une prison moins affreuse. Il permit même au vieux Sébastien de les voir tous les jours et de leur donner les soins que lui suggérerait sa tendresse ; mais il ne lui cacha pas que les charges les plus graves pesaient sur eux, et que leur procès serait une affaire longue et sérieuse.

Cependant, grâce à l’ardente obsession du vieux Zuccato, à l’influence du Titien, du Tintoret, et de plusieurs autres grands maîtres, tous amis des Zuccati, grâce aussi à la bienveillante protection du doge, le conseil des Dix, dont la peste avait suspendu les fonctions depuis plusieurs mois, s’assembla enfin, et la première affaire dont fut saisi ce tribunal austère fut le procès des Zuccati, accusés :

1o D’avoir volé leur salaire en faisant à la hâte des travaux sans solidité ; par exemple, en travaillant hors de saison (fuor di stagione), c’est-à dire dans les temps de gelée, où les ouvrages de mastic ne tiennent pas, afin de réparer le temps perdu, durant la belle saison, en promenades, en dissipations et en débauches de toute espèce ;

2o D’avoir fait des figures mal dessinées et bizarrement coloriées, en s’obstinant au travail une grande partie des nuits, toujours à l’effet de réparer leur précédente paresse (ingordigia) ;

3o D’avoir fait cette détestable besogne par ignorance complète du métier, ignorance qui rendait Valerio Zuccato incapable de faire autre chose que des ouvrages frivoles pour la toilette des femmes et des jeunes gens (cuffie, frastagli, vesture, etc.), lesquels travaux puérils l’occupaient incessamment et le mettaient à même d’exercer une profession lucrative à San-Filippo, pendant que la république lui payait chèrement un travail qu’il ne faisait pas, et qu’il ne pouvait pas faire ;

4o D’avoir, par une détestable friponnerie, remplacé en beaucoup d’endroits les compartiments d’émail et de pierre (i pezzi) par le bois et le carton peints au pinceau, afin de montrer des finesses de travail dont les matériaux de la mosaïque ne sont pas susceptibles, et de se donner un grand mérite d’artiste durant leur vie, sauf à laisser des ouvrages qui n’auraient pas une plus longue durée.

Les pièces de cet étrange procès se trouvent encore dans les archives du palais ducal, et le signor Quadri en a extrait la fidèle relation qu’on peut lire dans un article intitulé dei Musaïci, placé à la fin de son excellent ouvrage sur la peinture vénitienne.

Les accusateurs étaient le procurateur caissier Melchiore, Bartolomeo Bozza, les trois Bianchini, Jean Visentin, et plusieurs autres élèves de leur école, enfin Claude de Corrège, organiste de Saint-Marc, qui détestait le bruit des ouvriers, et qui eût également témoigné en faveur des Zuccati contre les Bianchini, espérant qu’ennuyé de ces querelles et de ces dilapidations, le gouvernement renoncerait à des réparations ruineuses, dont le principal inconvénient aux yeux de l’organiste était de déranger par un bruit continuel l’école de plain-chant qu’il tenait dans la tribune de l’orgue.

Les témoins en faveur des Zuccati étaient le Titien et son fils Orazio, le Tintoret, Paul Véronèse, Marini, Ceccato, et le bon prêtre Alberto Zio. Tous comparurent