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LA PETITE FADETTE.

et que je ne veux pas te débaucher ni te tirer de l’argent. Ils rendront justice à l’honnêteté de mon amitié, et nous pourrons nous voir et nous parler sans nous cacher de personne ; mais en attendant, il faut que tu obéisses à ton père, qui, j’en suis certaine, va te défendre de me fréquenter.

— Jamais je n’aurai ce courage-là, dit Landry, j’aimerais mieux me jeter dans la rivière.

— Eh bien ! si tu ne l’as pas, je l’aurai pour toi, dit la petite Fadette ; je m’en irai, moi, je quitterai le pays pour un peu de temps. Il y a déjà deux mois qu’on m’offre une bonne place en ville. Voilà ma grand’mère si sourde et si âgée qu’elle ne s’occupe presque plus de faire et de vendre ses drogues, et qu’elle ne peut plus donner de consultations. Elle a une parente très-bonne, qui lui offre de venir demeurer avec elle, et qui la soignera bien, ainsi que mon pauvre sauteriot…

La petite Fadette eut la voix coupée, un moment, par l’idée de quitter cet enfant, qui était, avec Landry, ce qu’elle aimait le plus au monde ; mais elle reprit courage et dit :

— À présent, il est assez fort pour se passer de moi. Il va faire sa première communion, et l’amusement d’aller au catéchisme avec les autres enfants le distraira du chagrin de mon départ. Tu dois avoir observé qu’il est devenu assez raisonnable, et que les autres garçonnets ne le font plus guère enrager. Enfin, il le faut, vois-tu, Landry ; il faut qu’on m’oublie un peu, car il y a, à cette heure, une grande colère et une grande jalousie contre moi dans le pays. Quand j’aurai passé un an ou deux au loin, et que je reviendrai avec de bons témoignages et une bonne renommée, laquelle j’acquerrai plus aisément ailleurs qu’ici, on ne nous tourmentera plus, et nous serons meilleurs amis que jamais.

Landry ne voulut pas écouter cette proposition-là ; il ne fit que se désespérer, et s’en retourna à la Priche dans un état qui aurait fait pitié au plus mauvais cœur. Deux jours après, comme il menait la cuve pour la vendange, Cadet Caillaud lui dit :

— Je vois, Landry, que tu m’en veux, et que, depuis quelque temps, tu ne me parles pas. Tu crois sans doute que c’est moi qui ai ébruité tes amours avec la petite Fadette, et je suis fâché que tu puisses croire une pareille vilenie de ma part. Aussi vrai que Dieu est au ciel, jamais je n’en ai soufflé un mot, et mêmement c’est un chagrin pour moi qu’on t’ait causé ces ennuis-là ; car j’ai toujours fait grand cas de toi, et jamais je n’ai fait injure à la petite Fadette. Je puis même dire que j’ai de l’estime pour cette fille depuis ce qui nous est arrivé au colombier, dont elle aurait pu bavarder pour sa part, et dont jamais personne n’a rien su, tant elle a été discrète. Elle aurait pu s’en servir pourtant, à seules fins de tirer vengeance de la Madelon, qu’elle sait bien être l’auteur de tous ces caquets ; mais elle ne l’a point fait, et je vois, Landry, qu’il ne faut point se fier aux apparences et aux réputations. La Fadette, qui passait pour méchante, a été bonne ; la Madelon, qui passait pour bonne, a été bien traître, non-seulement envers la Fadette et envers toi, mais encore avec moi, qui, pour l’heure, ai grandement à me plaindre de sa fidélité.

Landry accepta de bon cœur les explications du Cadet Caillaud, et celui-ci le consola de son mieux de son chagrin.

— On t’a fait bien des peines, mon pauvre Landry, lui dit-il en finissant ; mais tu dois t’en consoler par la bonne conduite de la petite Fadette. C’est bien, à elle, de s’en aller, pour faire finir le tourment de ta famille, et je viens de le lui dire à elle-même, en lui faisant mes adieux au passage.

— Qu’est-ce que tu me dis-là, Cadet ? s’exclama Landry ; elle s’en va ? elle est partie ?

— Ne le savais-tu pas ? dit Cadet. Je pensais que c’était chose convenue entre vous, et que tu ne la conduisais point pour n’être pas blâmé. Mais elle s’en va, pour sûr ; elle a passé au droit de chez nous il n’y a pas plus d’un quart d’heure, et elle avait son petit paquet sous le bras. Elle allait à Château-Meillant, et, à cette heure, elle n’est pas plus loin que Vieille-Ville, ou bien la côte d’Urmont.

Landry laissa son aiguillon accolé au frontal de ses bœufs, prit sa course et ne s’arrêta que quand il eut rejoint la petite Fadette, dans le chemin de sable qui descend des vignes d’Urmont à la Fremelaine.

Là, tout épuisé par le chagrin et la grande hâte de sa course, il tomba en travers du chemin, sans pouvoir lui parler, mais en lui faisant connaître par signes qu’elle aurait à marcher sur son corps avant de le quitter. Quand il se fut un peu remis, la Fadette lui dit :

— Je voulais t’épargner cette peine, mon cher Landry, et voilà que tu fais tout ce que tu peux pour m’ôter le courage. Sois donc un homme, et ne m’empêche pas d’avoir du cœur ; il m’en faut plus que tu ne penses, et quand je songe que mon pauvre petit Jeanet me cherche et crie après moi, à cette heure, je me sens si faible que, pour un rien, je me casserais la tête sur ces pierres. Ah ! je t’en prie, Landry, aide-moi au lieu de me détourner de mon devoir ; car, si je ne m’en vas pas aujourd’hui, je ne m’en irai jamais, et nous serons perdus.

— Fanchon, Fanchon, tu n’as pas besoin d’un grand courage, répondit Landry. Tu ne regrettes qu’un enfant qui se consolera bientôt, parce qu’il est enfant. Tu ne te soucies pas de mon désespoir ; tu ne connais pas ce que c’est que l’amour ; tu n’en as point pour moi, et tu vas m’oublier vite, ce qui fait que tu ne reviendras peut-être jamais.

— Je reviendrai, Landry ; je prends Dieu à témoin que je reviendrai dans un an au plus tôt, dans deux ans au plus tard, et que je t’oublierai si peu que je n’aurai jamais d’autre ami ni d’autre amoureux que toi.

— D’autre ami, c’est possible, Fanchon, parce que tu n’en retrouveras jamais un qui te soit soumis comme je le suis ; mais d’autre amoureux, je n’en sais rien : qui peut m’en répondre ?

— C’est moi qui t’en réponds !

— Tu n’en sais rien toi-même, Fadette, tu n’as jamais aimé, et quand l’amour te viendra, tu ne te souviendras guère de ton pauvre Landry. Ah ! si tu m’avais aimé de la manière dont je t’aime, tu ne me quitterais pas comme ça.

— Tu crois, Landry ? dit la petite Fadette en le regardant d’un air triste et bien sérieux. Peut-être bien que tu ne sais ce que tu dis. Moi, je crois que l’amour me commanderait encore plus ce que l’amitié me fait faire.

— Eh bien, si c’était l’amour qui le commande, je n’aurais pas tant de chagrin. Oh ! oui, Fanchon, si c’était l’amour, je crois quasiment que je serais heureux dans mon malheur. J’aurais de la confiance dans ta parole et de l’espérance dans l’avenir ; j’aurais le courage que tu as, vrai !… Mais ce n’est pas de l’amour, tu me l’as dit bien des fois, et je l’ai vu à ta grande tranquillité à côté de moi.

— Ainsi tu crois que ce n’est pas l’amour ? dit la petite Fadette ; tu en es bien assuré ?

Et, le regardant toujours, ses yeux se remplirent de grosses larmes qui tombèrent sur ses joues, tandis qu’elle souriait d’une manière bien étrange.

— Ah ! mon Dieu ! mon bon Dieu ! s’écria Landry en la prenant dans ses bras, si je pouvais m’être trompé !

— Moi, je crois bien que tu t’es trompé, en effet, répondit la petite Fadette, toujours souriant et pleurant ; je crois bien que, depuis l’âge de treize ans, le pauvre Grelet a remarqué Landry et n’en a jamais remarqué d’autre. Je crois bien que, quand elle le suivait par les champs et par les chemins, en lui disant des folies et des taquineries pour le forcer à s’occuper d’elle, elle ne savait point encore ce qu’elle faisait, ni ce qui la poussait vers lui. Je crois bien que, quand elle s’est mise un jour à la recherche de Sylvinet, sachant que Landry était dans la peine, et qu’elle l’a trouvé au bord de la rivière, tout pensif, avec un petit agneau sur ses genoux, elle a fait un peu la sorcière avec Landry, afin que Landry fût forcé à lui en avoir de la reconnaissance. Je crois bien que, quand elle l’a injurié au gué des Roulettes, c’est parce qu’elle avait du dépit et du chagrin de ce qu’il ne lui avait jamais parlé depuis. Je crois bien que, quand elle a voulu danser avec