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VALENTINE.

diversion que leurs inconvenances apportaient à l’ennui d’une société oisive et blasée, se faisaient fanfaronnes de mauvais ton ; à certains visages l’air mauvais sujet allait bien. Madame de Provence était le noyau d’une coterie féminine qui sablait fort bien le Champagne. Un siècle auparavant, Madame, belle-sœur de Louis xiv, bonne et grave Allemande qui n’aimait que les saucisses à l’ail et la soupe à la bière, admirait chez les dames de la cour de France, et surtout chez madame la duchesse de Berry, la faculté de boire beaucoup sans qu’il y parût, et de supporter à merveille le vin de Constance et le marasquin de Hongrie.

La marquise était gaie au dessert. Elle racontait avec cette aisance, ce naturel propre aux gens qui ont vu beaucoup de monde, et qui leur tient lieu d’esprit. Bénédict l’écouta avec surprise. Elle lui parlait une langue qu’il croyait étrangère à sa classe et à son sexe. Elle se servait de mots crus qui ne choquaient pas, tant elle les disait d’un air simple et sans façon. Elle racontait aussi des histoires avec une merveilleuse lucidité de mémoire et une admirable présence d’esprit pour en sauver les situations graveleuses à l’oreille de Valentine. Bénédict levait quelquefois les yeux sur elle avec effroi, et, à l’air paisible de la pauvre enfant, il voyait si clairement qu’elle n’avait pas compris qu’il se demandait s’il avait bien compris lui-même, si son imagination n’avait pas été au delà du vrai sens. Enfin il était confondu, étourdi de tant d’usage avec tant de démoralisation, d’un tel mépris des principes joint à un tel respect des convenances. Le monde que la marquise lui peignait était devant lui comme un rêve auquel il refusait de croire.

Ils restèrent assez longtemps sous la charmille. Ensuite Bénédict essaya le piano et chanta. Enfin il se retira assez tard, tout surpris de son intimité avec Valentine, tout ému sans en savoir la cause, mais emplissant son cerveau avec délices de l’image de cette belle et bonne fille, qu’il était impossible de ne pas aimer.

XII.

À quelques jours de là, madame de Raimbault fut engagée par le préfet à une brillante réunion qui se préparait au chef-lieu du département. C’était à l’occasion du passage de madame la duchesse de Berry qui s’en allait ou qui revenait d’un de ses joyeux voyages ; femme étourdie et gracieuse, qui avait réussi à se faire aimer malgré l’inclémence des temps, et qui longtemps se fit pardonner ses prodigalités par un sourire.

Madame de Raimbault devait être du petit nombre des dames choisies qui seraient présentées à la princesse, et qui prendraient place à sa table privilégiée. Il était donc, selon elle, impossible qu’elle se dispensât de ce petit voyage, et pour rien au monde elle n’eût voulu en être dispensée.

Fille d’un riche marchand, mademoiselle Chignon avait aspiré aux grandeurs dès son enfance ; elle s’était indignée de voir sa beauté, ses grâces de reine, son esprit d’intrigue et d’ambition s’étioler dans l’atmosphère bourgeoise d’un gros capitaliste. Mariée au général comte de Raimbault, elle avait volé avec transport dans le tourbillon des grandeurs de l’Empire ; elle était justement la femme qui devait y briller. Vaine, bornée, ignorante, mais sachant ramper devant la royauté, belle de cette beauté imposante et froide pour laquelle semblait avoir été choisi le costume du temps, prompte à s’instruire de l’étiquette, habile à s’y conformer, amoureuse de parures, de luxe, de pompes et de cérémonies, jamais elle n’avait pu concevoir les charmes de la vie intérieure ; jamais son cœur vide et altier n’avait goûté les douceurs de la famille. Louise avait déjà dix ans, elle était même très développée pour son âge, lorsque madame de Raimbault devint sa belle-mère, et comprit avec effroi qu’avant cinq ans la fille de son mari serait pour elle une rivale. Elle la relégua donc avec sa grand’mère au château de Raimbault, et se promit de ne jamais la présenter dans le monde. Chaque fois qu’en la revoyant elle s’aperçut des progrès de sa beauté, sa froideur pour cette enfant se changea en aversion. Enfin, dès qu’elle put reprocher à cette malheureuse une faute que l’abandon où elle l’avait laissée rendait excusable peut-être, elle se livra à une haine implacable, et la chassa ignominieusement de chez elle. Quelques personnes dans le monde assuraient savoir la cause plus positive de cette inimitié. M. de Neuville, l’homme qui avait séduit Louise, et qui fut tué en duel par le père de cette infortunée, avait été en même temps, dit-on, l’amant de la comtesse et celui de sa belle-fille.

Avec l’Empire s’était évanouie toute la brillante existence de madame de Raimbault ; honneurs, fêtes, plaisirs, flatteries, représentation, tout avait disparu comme un songe, et elle s’éveilla un matin, oubliée et délaissée dans la France légitimiste. Plusieurs furent plus habiles, et, n’ayant pas perdu de temps pour saluer la nouvelle puissance, remontèrent au faite des grandeurs ; mais la comtesse, qui n’avait jamais eu de présence d’esprit et chez qui les premières impressions étaient violentes, perdit absolument la tête. Elle laissa voir à celles qui avaient été ses compagnes et ses amies toute l’amertume de ses regrets, tout son mépris pour les têtes poudrées, toute son irrévérence pour la dévotion réédifiée. Ses amies accueillirent ces blasphèmes par des cris d’horreur ; elles lui tournèrent le dos comme à une hérétique, et répandirent leur indignation dans les cabinets de toilette, dans les appartements secrets de la famille royale, où elles étaient admises et où leurs voix disposaient des places et des fortunes.

Dans le système des compensations de la couronne, la comtesse de Raimbault fut oubliée ; il n’y eut pas pour elle la plus petite charge de dame d’atours. Forcée de renoncer à l’état de domesticité si cher aux courtisans, elle se retira dans ses terres, et se fit franchement bonapartiste. Le faubourg Saint-Germain, qu’elle avait vu jusqu’alors, rompit avec elle comme mal pensante. Les égaux, les parvenus lui restèrent, et elle les accepta faute de mieux ; mais elle les avait si fort méprisés dans sa prospérité, qu’elle ne trouva autour d’elle aucune affection solide pour la consoler de ses pertes.

À trente-cinq ans il lui avait fallu ouvrir les yeux sur le néant des choses humaines, et c’était un peu tard pour cette femme qui avait perdu sa jeunesse, sans la sentir passer, dans l’enivrement des joies puériles. Force lui fut de vieillir tout d’un coup. L’expérience ne l’ayant pas détachée de ses illusions une par une, comme cela arrive dans le cours des générations ordinaires, elle ne connut du déclin de l’âge que les regrets et la mauvaise humeur.

Depuis ce temps, sa vie fut un continuel supplice ; tout lui devint sujet d’envie et d’irritation. En vain son ironie la vengeait des ridicules de la Restauration ; en vain elle trouvait dans sa mémoire mille brillants souvenirs du passé pour faire la critique, par opposition, de ces semblants de royauté nouvelle ; l’ennui rongeait cette femme dont la vie avait été une fête perpétuelle, et qui maintenant se voyait forcée de végéter à l’ombre de la vie privée.

Les soins domestiques, qui lui avaient toujours été étrangers, lui devinrent odieux ; sa fille, qu’elle connaissait à peine, versa peu de consolations sur ses blessures. Il fallait former cette enfant pour l’avenir, et madame de Raimbault ne pouvait vivre que dans le passé. Le monde de Paris, qui tout d’un coup changea si étrangement de mœurs et de manières, parlait une langue nouvelle qu’elle ne comprenait plus ; ses plaisirs l’ennuyaient ou la révoltaient ; la solitude l’écrasait de fièvre et d’épouvante. Elle languissait malade de colère et de douleur sur son ottomane, autour de laquelle ne venait plus ramper une cour en sous-ordre, miniature de la grande cour du souverain. Ses compagnons de disgrâce venaient chez elle pour gémir sur leurs propres chagrins et pour insulter aux siens en les niant. Chacun voulait avoir accaparé à lui seul toute la disgrâce des temps et l’ingratitude de la France. C’était un monde de victimes et d’outragés qui se dévoraient entre eux.

Ces égoïstes récriminations augmentaient l’aigreur fébrile de madame de Raimbault.