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FRANÇOIS LE CHAMPI.

pensé à vous ; c’est hier, justement, que je me suis souvenu du jour où vous m’avez plié dans votre chéret.

— Tu as bonne mémoire, et c’est étonnant que tu te souviennes de si loin. Et te souviens-tu que tu avais la fièvre ?

— Non, par exemple !

— Et que tu m’as rapporté mon linge à la maison sans que je te le dise ?

— Non plus.

— Moi, je m’en suis toujours souvenue, parce que c’est à cela que j’ai connu que tu étais de bon cœur.

— Moi aussi, je suis d’un bon cœur, pas vrai, mère ? dit le petit Jeannie en présentant à sa mère une pomme qu’il avait à moitié rongée.

— Certainement, toi aussi, et tout ce que tu vois faire de bien à François, tu le feras aussi plus tard.

— Oui, oui, répliqua l’enfant bien vite ; je monterai ce soir sur la pouliche jaune, et j’irai la conduire au pré.

— Oui-da, dit François en riant ; et puis tu monteras aussi sur le grand cormier pour dénicher les croquabeilles ? Attends, que je vas te laisser faire, petiot ! Mais dites-moi donc, madame Blanchet, il y a une chose que je veux vous demander, mais je ne sais pas si vous voudrez me la dire.

— Voyons.

— C’est pourquoi ils croient me fâcher en m’appelant champi. Est-ce que c’est mal d’être champi ?

— Mais non, mon enfant, puisque ce n’est pas ta faute.

— Et à qui est-ce la faute ?

— C’est la faute aux riches.

— La faute aux riches ! comment donc ça ?

— Tu m’en demandes bien long aujourd’hui ; je te dirai ça plus tard.

— Non, non, tout de suite, madame Blanchet.

— Je ne peux pas t’expliquer… D’abord sais-tu toi-même ce que c’est que d’être champi ?

— Oui, c’est d’avoir été mis à l’hospice par ses père et mère, parce qu’ils n’avaient pas le moyen pour vous nourrir et vous élever.

— C’est ça. Tu vois donc bien que s’il y a des gens assez malheureux pour ne pouvoir pas élever leurs enfants eux-mêmes, c’est la faute aux riches qui ne les assistent pas.

— Ah ! c’est juste ! répondit le champi tout pensif. Pourtant il y a de bons riches, puisque vous l’êtes, vous, madame Blanchet ; c’est le tout de se trouver au droit pour les rencontrer.

VI.

Cependant le champi, qui allait toujours rêvassant et cherchant des raisons à tout, depuis qu’il savait lire et qu’il avait fait sa première communion, rumina dans sa tête ce que la Catherine avait dit à madame Blanchet à propos de lui ; mais il eut beau y songer, il ne put jamais comprendre pourquoi, de ce qu’il devenait grand, il ne devait plus embrasser Madeleine. C’était le garçon le plus innocent de la terre, et il ne se doutait point de ce que les gars de son âge apprennent bien trop vite à la campagne.

Sa grande honnêteté d’esprit lui venait de ce qu’il n’avait pas été élevé comme les autres. Son état de champi, sans lui faire honte, l’avait toujours rendu malhardi ; et, bien qu’il ne prît point ce nom-là pour une injure, il ne s’accoutumait pas à l’étonnement de porter une qualité qui le faisait toujours différent de ceux avec qui il se trouvait. Les autres champis sont presque toujours humiliés de leur sort, et on le leur fait si durement comprendre qu’on leur ôte de bonne heure la fierté du chrétien. Ils s’élèvent en détestant ceux qui les ont mis au monde, sans compter qu’ils n’aiment pas davantage ceux qui les y ont fait rester. Mais il se trouva que François était tombé dans les mains de la Zabelle qui l’avait aimé et qui ne le maltraitait point, et ensuite qu’il avait rencontré Madeleine dont la charité était plus grande et les idées plus humaines que celles de tout le monde. Elle avait été pour lui ni plus ni moins qu’une bonne mère, et un champi qui rencontre de l’amitié est meilleur qu’un autre enfant, de même qu’il est pire quand il se voit molesté et avili.

Aussi François n’avait-il jamais eu d’amusement et de contentement parfait que dans la compagnie de Madeleine, et au lieu de rechercher les autres pastours pour se divertir, il s’était élevé tout seul, ou pendu aux jupons des deux femmes qui l’aimaient. Quand il était avec Madeleine surtout, il se sentait aussi heureux que pouvait l’être Jeannie, et il n’était pas pressé d’aller courir avec ceux qui le traitaient bien vite de champi, puisque avec eux il se trouvait tout d’un coup, et sans savoir pourquoi, comme un étranger.

Il arriva donc en âge de quinze ans sans connaître la moindre malice, sans avoir l’idée du mal, sans que sa bouche eût jamais répété un vilain mot, et sans que ses oreilles l’eussent compris. Et pourtant depuis le jour où Catherine avait critiqué sa maîtresse sur l’amitié qu’elle lui montrait, cet enfant eut le grand sens et le grand jugement de ne plus se faire embrasser par la meunière. Il eut l’air de ne pas y penser, et peut-être d’avoir honte de faire la petite fille et le câlin, comme disait Catherine. Mais, au fond, ce n’était pas cette honte-là qui le tenait. Il s’en serait bien moqué, s’il n’eût comme deviné qu’on pouvait faire un reproche à cette chère femme de l’aimer. Pourquoi un reproche ? Il ne se l’expliquait point ; et voyant qu’il ne le trouverait pas de lui-même, il ne voulut pas se le faire expliquer par Madeleine. Il savait qu’elle était capable de supporter la critique par amitié et par bon cœur ; car il avait bonne mémoire, et il se souvenait bien que Madeleine avait été tancée et en danger d’être battue dans le temps, pour lui avoir fait du bien.

En sorte que, par son bon instinct, il lui épargna l’ennui d’être reprise et moquée à cause de lui. Il comprit, et c’est merveille ! il comprit, ce pauvre enfant, qu’un champi ne devait pas être aimé autrement qu’en secret, et plutôt que de causer un désagrément à Madeleine, il eût consenti à ne pas être aimé du tout.

Il était attentif à son ouvrage, et comme, à mesure qu’il devenait grand, il avait plus de travail sur les bras, il advint que peu à peu il fut moins souvent avec Madeleine. Mais il ne s’en faisait pas de chagrin, parce qu’en travaillant il se disait que c’était pour elle, et qu’il serait bien récompensé par le plaisir de la voir aux repas. Le soir, quand Jeannie était endormi, Catherine allait se coucher, et François restait encore, dans les temps de veillée, pendant une heure ou deux avec Madeleine. Il lui faisait lecture de livres ou causait avec elle pendant qu’elle travaillait. Les gens de campagne ne lisent pas vite ; si bien que les deux livres qu’ils avaient suffisaient pour les contenter. Quand ils avaient lu trois pages dans la soirée, c’était beaucoup, et quand le livre était fini, il s’était passé assez de temps depuis le commencement, pour qu’on pût reprendre la première page dont on ne se souvenait pas trop. Et puis il y a deux manières de lire, et il serait bon de dire cela aux gens qui se croient bien instruits. Ceux qui ont beaucoup de temps à eux, et beaucoup de livres, en avalent tant qu’ils peuvent et se mettent tant de sortes de choses dans la tête, que le bon Dieu n’y connaît plus goutte. Ceux qui n’ont pas le temps et les livres sont heureux quand ils tombent sur le bon morceau. Ils le recommencent cent fois sans se lasser, et chaque fois, quelque chose qu’ils n’avaient pas bien remarqué leur fait venir une nouvelle idée. Au fond, c’est toujours la même idée, mais elle est si retournée, si bien goûtée et digérée, que l’esprit qui la tient est mieux nourri et mieux portant, à lui tout seul, que trente mille cervelles remplies de vent et de fadaises. Ce que je vous dis là, mes enfants, je le tiens de M. le curé, qui s’y connaît.

Or donc, ces deux personnes-là vivaient contentes de ce qu’elles avaient à consommer en fait de savoir, et elles le consommaient tout doucement, s’aidant l’une l’autre à comprendre et à aimer ce qui fait qu’on est juste et bon.