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MONSIEUR ROUSSET.

— Vous rêvez !

— Non, c’est vous.

— Mais où est donc Lapierre, qu’il s’explique ? Et vous, monsieur Rosidor, parlez donc !

J’étais hébété, je me rappelais confusément les événements de la nuit. Je ne pouvais, je n’osais rien rappeler, rien expliquer. La porte s’ouvre, et M. Buisson paraît. C’est un homme de quarante ans tout au plus, gras, coloré, vêtu de noir, l’œil frais, l’air ouvert. Le baron le présente à sa femme. M. Buisson n’est pas plus sourd que vous et moi. Il s’exprime bien, répond à propos, ne parle point procédure, et assure madame la baronne qu’il a couché à Saint-Meinen, et qu’il en est parti à cinq heures du matin sur son cheval, pour arriver à neuf. L’explication était fort inutile. Il n’y avait pas à confondre cet intendant-là avec celui qui était venu dans la nuit. La baronne interroge Lapierre ; Lapierre n’a vu personne. Il a attendu en vain M. Buisson jusqu’à minuit au bout de l’avenue. Il est rentré se coucher. Aucun domestique n’a fait ni vu entrer personne. Tous ont dormi parfaitement. La femme de chambre a attendu madame dans son appartement, où elle a dû la trouver en y rentrant à trois heures du matin.

— À trois heures du matin, s’écrie le baron en me lançant un regard terrible. Vraiment, voilà une singulière fantaisie de se coucher à pareille heure ! Et cet intendant qui vous tenait compagnie n’a pas tout à fait l’âge que vous lui supposez !

La baronne entre dans une fureur épouvantable.

— Mais parlez donc, Monsieur, s’écrie-t-elle en s’adressant à moi, car je passe ici pour visionnaire et vous êtes là qui ne dites mot.

Enfin mes idées se débrouillent, et je prends la parole :

— Monsieur le baron, je vous jure sur l’honneur, sur mon âme, sur tout ce qu’il y a de plus sacré, qu’à minuit est entré dans le salon où j’étais en train de prendre congé de madame la baronne, un petit homme qui avait au moins quatre-vingts ans, et qu’il est resté à battre la campagne jusqu’à trois heures, sans qu’il ait été possible de lui faire entendre un mot, tant il est sourd ou détraqué.

L’accent de vérité avec lequel je fis cette assertion ébranla le baron.

— Comment était-il fait, ce petit homme ? dit-il.

— Il était maigre, plus petit encore que moi. Il avait le nez pointu, une grosse verrue au-dessous de l’œil, les lèvres minces, des yeux pâles et hagards, la voix sèche et creuse.

— Comment était-il habillé ?

— Habit, veste et culotte vert olive, des bas chinés blanc et bleu ; il tenait une canne d’ébène terminée par une tête de nègre coiffée d’une cornaline ; il était accompagné d’un vilain barbet tout noir et fort grognon.

— Tout cela est exact, dit la baronne, et monsieur oublie qu’il avait un galon d’argent autour de son habit, et qu’il portait des besicles d’écaille. En outre, il a l’habitude de répéter souvent trois fois le même mot. Il fait froid, froid, très-froid. C’est une affaire embrouillée, bien embrouillée, très-embrouillée.

En ce moment, Lapierre, qui portait une assiette, la laissa tomber, et devint pâle comme la mort. Le baron pâlit aussi un peu, et dit : « C’est fort étrange ! on me l’avait dit ; je ne le croyais pas. »

— Quand je vous le disais, Monsieur, dit Lapierre tout tremblant ; je l’ai vu le soir de notre arrivée comme je vous vois à cette heure, et habillé absolument comme il est dans son portrait.

— Allez me chercher le portrait de M. Rousset tout de suite, dit le baron fort agité.

On apporta un petit portrait au pastel. — Il n’est pas bien bon, dit le baron ; c’est un artiste ambulant qui l’a fait deux mois avant la mort du pauvre Rousset ; mais il ressemble d’une manière effrayante. La baronne jeta les yeux sur le portrait, fit un grand cri et s’évanouit.

Je fus plus maître de moi ; mais, en reconnaissant à ne pouvoir en douter un seul instant l’hôte de la nuit, je sentis une sueur froide me gagner.

On secourut la baronne. — Expliquez-moi cette affreuse plaisanterie, Monsieur, dit-elle à son mari aussitôt qu’elle fut revenue à elle-même ; M. Rousset n’est donc pas mort ?

— Hélas ! le pauvre homme ! dit Lapierre ; il est bien mort et enterré huit jours avant l’arrivée de madame la baronne. Je lui ai fermé les yeux, et si madame veut voir son chien, son pauvre caniche noir, qui va toutes les nuits gratter sa tombe…

— Jamais, jamais ! s’écria la baronne. Vite, vite, qu’on fasse mes paquets, qu’on m’amène des chevaux de poste ; je ne passerai pas la nuit ici.

Soit qu’elle fût réellement terrifiée, soit qu’elle fût bien aise d’avoir ce prétexte, elle insista si bien que deux heures après elle était en route pour Paris avec le baron, qui laissait à son nouvel intendant le soin de se débrouiller avec le défunt. J’ignore s’ils eurent maille à partir ensemble. Je n’avais nulle envie de passer une nouvelle nuit à entendre parler de procédure par un spectre fou. La baronne me fit des adieux très-froids ; le baron essaya d’être plus aimable, et il me fit conduire jusqu’à la ville voisine ; mais je ne partageai point le regret qu’il m’exprima de ne pouvoir me retenir plus longtemps au château de Guernay.

GEORGE SAND.


FIN DE MONSIEUR ROUSSET.