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LES MAÎTRES MOSAÏSTES.

était plus affreuse que celle de tous les châtiments. Il erra de ville en ville, travaillant tantôt à Bologne, tantôt à Padoue, vivant de peu, et gagnant encore moins. Malgré son grand talent et son diplôme, ses manières hautaines et son air sombre inspiraient la méfiance. Il était peu sensible à la misère ; mais l’obscurité fit le tourment de sa vie. Il revint à Venise au bout de quelques années, et les Zuccati obtinrent pour lui une maîtrise et des travaux. Les temps étaient changés. Le gouvernement était devenu moins strict dans ses réformes. Le Bozza put travailler ; mais il paraît que le Tintoret ne put jamais lui pardonner sa conduite passée à l’égard des Zuccati. Le rigide vieillard, forcé de lui fournir des cartons, les lui faisait attendre si longtemps, que nous avons une lettre du Bozza où il se plaint d’être réduit à la misère par les lenteurs interminables du maître. Les Zuccati n’avaient rien de semblable à craindre, ils pouvaient dessiner eux-mêmes leurs sujets, et d’ailleurs ils étaient aimés et estimés de tous les maîtres. Ils ont poussé l’art de la mosaïque à un degré de perfection qui n’a jamais été égalé. Le Bozza a laissé de beaux ouvrages : mais il ne put jamais vaincre ses défauts, parce que son âme était incomplète.

Marini et Ceccato paraissent avoir survécu aux Zuccati et les avoir remplacés au premier rang de la maîtrise.

Et maintenant, mes amis, ajouta l’abbé, si vous examinez ces magnifiques parois de mosaïque du grand siècle de la peinture vénitienne, et si vous vous rappelez ce que je vous montrais l’autre jour, à Torcello, des fragments de l’ancienne gypsoplastique byzantine, vous verrez que les destinées de cet art tout oriental ont été liées à celles de la peinture jusqu’à l’époque des Zuccati ; mais que plus tard, livrée à elle-même, la mosaïque s’abâtardit, et finit par se perdre entièrement. Florence semble s’être emparée de cet art, mais elle l’a réduit à la pure décoration. La nouvelle chapelle des Médicis est remarquable par la richesse des matériaux employés à la revêtir. Le lapis-lazuli veiné d’or, les marbres les plus précieux, l’ambre gris, le corail, l’albâtre, le vert de Corse, la malachite, se dessinent en arabesques et en ornements d’un goût très-pur. Mais nos anciens tableaux d’un coloris ineffaçable, nos brillants émaux si ingénieusement obtenus dans toutes les nuances désirables par la fabrique de verroterie de Murano, nos illustres maîtres mosaïstes, et nos riches corporations, et nos joyeuses compagnies, tout cela n’existe plus que pour constater, par des monuments, par des ruines ou par des souvenirs, la splendeur des temps qui ne sont plus. »

Le jour parut à l’horizon. Les mouettes cendrées s’élevèrent en troupes du fond des marécages de Palestrine, et sillonnèrent en tous sens l’air, qui blanchissait sensiblement de minute en minute. Le soleil se leva avec une rapidité qui m’était inconnue, et la beauté de cette matinée me jeta dans une sorte d’extase.

« Voilà la seule chose que l’étranger ne puisse pas nous ôter, me dit l’abbé avec un triste sourire ; si un décret pouvait empêcher le soleil de se lever radieux sur nos coupoles, il y a longtemps que trois sbires eussent été lui signifier de garder ses sourires et ses regards d’amour pour les murs de Vienne. »


FIN DES MAÎTRES MOSAÏSTES.