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LA MARE AU DIABLE

sonnes seulement de chaque famille en profitent, un chef de famille sur le ménage, un de leurs enfants sur le nombre.

Ces invitations faites, les fiancés et leurs parents allèrent dîner ensemble à la métairie.

La petite Marie garda ses trois moutons sur le communal, et Germain travailla la terre comme si de rien n’était.

La veille du jour marqué pour le mariage, vers deux heures de l’après-midi, la musique arriva, c’est-à-dire le cornemuseux et le vielleux, avec leurs instruments ornés de longs rubans flottants, et jouant une marche de circonstance, sur un rhythme un peu lent pour des pieds qui ne seraient pas indigènes, mais parfaitement combiné avec la nature du terrain gras et des chemins ondulés de la contrée. Des coups de pistolet, tirés par les jeunes gens et les enfants, annoncèrent le commencement de la noce. On se réunit peu à peu, et l’on dansa sur la pelouse devant la maison pour se mettre en train. Quand la nuit fut venue, on commença d’étranges préparatifs, on se sépara en deux bandes, et quand la nuit fut close, on procéda à la cérémonie des livrées.

Ceci se passait au logis de la fiancée, la chaumière à la Guillette. La Guillette prit avec elle sa fille, une douzaine de jeunes et jolies pastoures, amies et parentes de sa fille, deux ou trois respectables matrones, voisines fortes en bec, promptes à la réplique et gardiennes rigides des anciens us. Puis elle choisit une douzaine de vigoureux champions, ses parents et amis ; enfin le vieux chanvreur de la paroisse, homme disert et beau parleur s’il en fut.

Le rôle que joue en Bretagne le bazvalan, le tailleur du village, c’est le broyeur de chanvre ou le cardeur de laine (deux professions souvent réunies en une seule) qui le remplit dans nos campagnes. Il est de toutes les solennités tristes ou gaies, parce qu’il est essentiellement érudit et beau diseur, et, dans ces occasions, il a toujours le soin de porter la parole pour accomplir dignement certaines formalités usitées de temps immémorial. Les professions errantes, qui introduisent l’homme au sein des familles sans lui permettre de se concentrer dans la sienne, sont propres à le rendre bavard, plaisant, conteur et chanteur.

Le broyeur de chanvre est particulièrement sceptique. Lui et un autre fonctionnaire rustique, dont nous parlerons tout à l’heure, le fossoyeur, sont toujours les esprits forts du lieu. Ils ont tant parlé de revenants et ils savent si bien tous les tours dont ces malins esprits sont capables, qu’ils ne les craignent guère. C’est particulièrement la nuit que tous, fossoyeurs, chanvreurs et revenants, exercent leur industrie. C’est aussi la nuit que le chanvreur raconte ses lamentables légendes. Qu’on me permette une digression.

Quand le chanvre est arrivé à point, c’est-à-dire suffisamment trempé dans les eaux courantes et à demi séché à la rive, on le rapporte dans la cour des habitations ; on le place debout par petites gerbes qui, avec leurs tiges écartées du bas et leurs têtes liées en boules, ressemblent déjà passablement le soir à une longue procession de petits fantômes blancs, plantés sur leurs jambes grêles et marchant sans bruit le long des murs.

C’est à la fin de septembre, quand les nuits sont encore tièdes, qu’à la pâle clarté de la lune on commence à broyer. Dans la journée, le chanvre a été chauffé au four ; on l’en retire, le soir, pour le broyer chaud. On se sert pour cela d’une sorte de chevalet surmonté d’un levier en bois, qui, retombant sur des rainures, hache la plante sans la couper. C’est alors qu’on entend la nuit, dans les campagnes, ce bruit sec et saccadé de trois coups frappés rapidement. Puis, un silence se fait ; c’est le mouvement du bras qui retire la poignée de chanvre pour la broyer sur une autre partie de sa longueur. Et les trois coups recommencent ; c’est l’autre bras qui agit sur le levier ; et toujours ainsi jusqu’à ce que la lune soit voilée par les premières lueurs de l’aube. Comme ce travail ne dure que quelques jours dans l’année, les chiens ne s’y habituent pas et poussent des hurlements plaintifs vers tous les points de l’horizon.

C’est le temps des bruits insolites et mystérieux dans la campagne. Les grues émigrantes passent dans des régions où, en plein jour, l’œil les distingue à peine. La nuit, on les entend seulement ; et ces voix rauques et gémissantes, perdues dans les nuages, semblent l’appel et l’adieu d’âmes tourmentées qui s’efforcent de trouver le chemin du ciel, et qu’une invincible fatalité force à planer non loin de la terre, autour de la demeure des hommes ; car ces oiseaux voyageurs ont d’étranges incertitudes et de mystérieuses anxiétés dans le cours de leur traversée aérienne. Il leur arrive parfois de perdre le vent, lorsque des brises capricieuses se combattent ou se succèdent dans les hautes régions. Alors on voit, lorsque ces déroutes arrivent durant le jour, le chef de file flotter à l’aventure dans les airs, puis faire volte-face, revenir se placer à la queue de la phalange triangulaire, tandis qu’une savante manœuvre de ses compagnons les ramène bientôt en bon ordre derrière lui. Souvent, après de vains efforts, le guide épuisé renonce à conduire la caravane ; un autre se présente, essaie à son tour, et cède la place à un troisième, qui retrouve le courant et engage victorieusement la marche. Mais que de cris, que de reproches, que de remontrances, que de malédictions sauvages ou de questions inquiètes sont échangés, dans une langue inconnue, entre ces pèlerins ailés !

Dans la nuit sonore, on entend ces clameurs sinistres tournoyer parfois assez longtemps au-dessus des maisons, et comme on ne peut rien voir, on ressent malgré soi une sorte de crainte et de malaise sympathique, jusqu’à ce que cette nuée sanglotante se soit perdue dans l’immensité.

Il y a d’autres bruits encore qui sont propres à ce moment de l’année, et qui se passent principalement dans les vergers. La cueille des fruits n’est pas encore faite, et mille crépitations inusitées font ressembler les arbres à des êtres animés. Une branche grince, en se courbant, sous un poids arrivé tout à coup à son dernier degré de développement ; ou bien, une pomme se détache et tombe à vos pieds avec un son mat sur la terre humide. Alors vous entendez fuir, en frôlant les branches et les herbes, un être que vous ne voyez pas : c’est le chien du paysan, ce rôdeur curieux, inquiet, à la fois insolent et poltron, qui se glisse partout, qui ne dort jamais, qui cherche toujours on ne sait quoi, qui vous épie, caché dans les broussailles, et prend la fuite au bruit de la pomme tombée, croyant que vous lui lancez une pierre.

C’est durant ces nuits-là, nuits voilées et grisâtres, que le chanvreur raconte ses étranges aventures de follets et de lièvres blancs, d’âmes en peine et de sorciers transformés en loups, de sabbat au carrefour et de chouettes prophétesses au cimetière. Je me souviens d’avoir passé ainsi les premières heures de la nuit autour des broyes en mouvement, dont la percussion impitoyable, interrompant le récit du chanvreur à l’endroit le plus terrible, nous faisait passer un frisson glacé dans les veines. Et souvent aussi le bonhomme continuait à parler en broyant ; et il y avait quatre à cinq mots perdus : mots effrayants, sans doute, que nous n’osions pas lui faire répéter, et dont l’omission ajoutait un mystère plus affreux aux mystères déjà si sombres de son histoire. C’est en vain que les servantes nous avertissaient qu’il était bien tard pour rester dehors, et que l’heure de dormir était depuis longtemps sonnée pour nous ; elles-mêmes mouraient d’envie d’écouter encore ; et avec quelle terreur ensuite nous traversions le hameau pour rentrer chez nous ! comme le porche de l’église nous paraissait profond, et l’ombre des vieux arbres épaisse et noire ! Quant au cimetière, on ne le voyait point ; on fermait les yeux en le côtoyant.

Mais le chanvreur n’est pas plus que le sacristain adonné exclusivement au plaisir de faire peur ; il aime à faire rire, il est moqueur et sentimental au besoin, quand il faut chanter l’amour et l’hyménée ; c’est lui qui recueille et conserve dans sa mémoire les chansons les plus anciennes, et qui les transmet à la postérité. C’est donc lui qui est chargé, dans les noces, du personnage que nous allons lui voir jouer à la présentation des livrées de la petite Marie.