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ANDRÉ

fendre, et on ne se risquerait pas à jeter de trop grosses pierres dans mon jardin, tandis qu’on en jette dans tes fenêtres et qu’un de ces jours on te lapidera dans les rues. Pauvre agneau sans mère, toi qui vis toute seule dans un petit coin sans menacer et sans supplier personne, on aura beau jeu avec toi !

— Ma chère amie, je vois que vous vous affectez du mal qu’on essaie de me faire. Vous êtes bien bonne pour moi ; mais vous l’auriez été encore davantage si vous ne m’aviez pas appris toutes ces mauvaises nouvelles… Je ne les aurais peut-être jamais sues…

— Tu te serais donc bouché les oreilles ? car tu n’aurais pas pu traverser la rue sans entendre dire du mal de toi ; et quand même tu aurais été sourde, cela ne t’aurait servi à rien ; il aurait fallu être aveugle aussi pour ne pas voir un rire malhonnête sur toutes les figures. Ah ! Geneviève ! tu ne sais pas ce que c’est que la calomnie. Je l’ai appris plusieurs fois à mes dépens !… et je te plains, ma petite !… Mais j’ai su prendre le dessus et forcer les mauvaises langues à se taire.

— En parlant plus haut qu’elles, n’est-ce pas ? dit Geneviève en souriant.

— Oui, oui, en parlant tout haut et en jouant jeu sur table, répondit Henriette un peu piquée. Tu aurais été plus sage si tu avais fait comme moi, ma chère.

— Et qu’appelles-tu jouer jeu sur table ?

— Agir hardiment et sans mystère, se servir de sa liberté et narguer ceux qui le trouvent mauvais, avoir des sentiments pour quelqu’un et n’en pas rougir ; car, après tout, n’avons-nous pas le droit d’accepter un galant en attendant un mari ?

— Eh bien, ma chère, dit Geneviève un peu sèchement, en supposant que je me sois servi de ce droit réservé aux grisettes et que j’aie les sentimeuts qu’on m’attribue, pourquoi donc ma conduite cause-t-elle tant de scandale ?

— Ah ! c’est que tu n’y as pas mis de franchise ; tu as eu peur, tu t’es cachée, et l’on fait sur ton compte des suppositions qu’on ne fait pas sur le nôtre.

— Et pourquoi ? s’écria Geneviève, irritée enfin ; de quoi me suis-je cachée ? de qui pense-t-on que j’aie peur ?

— Ah ! voilà, voilà ton orgueil ! c’est cela qui te perdra, Geneviève. Tu veux trop te distinguer. Pourquoi n’as-tu pas fait comme les autres ? pourquoi, du moment que tu as accepté les hommages de ce jeune homme, ne t’es-tu pas montrée avec lui au bal et à la promenade ? pourquoi ne t’a-t-il pas donné le bras dans les rues ? pourquoi n’as-tu pas confié à tes amies, à moi, par exemple, qu’il te faisait la cour ? Nous aurions su à quoi nous en tenir ; et, quand on serait venu nous dire : « Geneviève a donc un amoureux ? » nous aurions répondu : « Certainement ! pourquoi Geneviève n’aurait-elle pas un amoureux ? Croyez-vous qu’elle ait fait un vœu ? Êtes-vous son héritier ? Qu’avez-vous à dire ? » Et l’on n’aurait rien dit, parce que, après tout, cela aurait été tout simple. Au lieu de cela, tu as agi sournoisement, tu as voulu conserver ta grande réputation de vertu et en même temps écouter les douceurs d’un homme, tu as gardé ton petit secret fièrement, tu as accordé des rendez-vous aux Prés-Girault. Tu as beau rougir, pardine ! tout le monde le sait, va ! Ce grand flandrin de bourrelier qui demeure en face, et qui ne fait pas d’autre métier que de boire et de bavarder, t’a suivie un beau matin. Il a vu M. André de Morand qui t’attendait au bord de la rivière et qui est venu t’offrir son bras, que tu as accepté tout de suite. Le lendemain et tous les jours de la semaine le bourrelier t’a vue sortir à la même heure et rentrer tard dans le jour. Il n’était pas bien difficile de deviner où tu allais ; toute la ville l’a su au bout de deux jours. Alors on a dit : « Voyez-vous cette petite effrontée qui veut se faire passer pour une sainte, qui fait semblant de ne pas oser regarder un homme en face, et qui court les champs avec un marjolet ! C’est une hypocrite, une prude : il faut la démasquer. « Et puis on a vu M. André se glisser par les petites rues et venir de ce côté-ci. Il est vrai que, pour n’être pas trop remarqué, il sautait le fossé du potager de madame Gaudon et arrivait à la porte par le derrière de la ville. Mais vraiment cela était bien malin ! Je l’ai vu plus de dix fois sauter ce fossé, et je savais bien qu’il n’allait pas faire la cour à madame Gaudon, qui a quatre-vingt-dix ans. Cela me fendait le cœur. Je disais à ces demoiselles : « Geneviève ne ferait-elle pas mieux de venir avec nous au bal et de danser toute une nuit avec M. André que de le faire entrer chez elle par-dessus les fossés ? »

— Je vous remercie de cette remarque, Henriette ; mais n’auriez-vous pas pu la garder pour vous seule ou me l’adresser à moi-même, au lieu d’en faire part à quatre petites filles ?

— Crois-tu que j’eusse quelque chose à leur apprendre sur ton compte ? Allons donc ! quand il n’est question que de toi dans tout le département depuis deux mois ! Mais je vois que tout cela te fâche, nous en reparlerons une autre fois. Tu es malade, mets-toi au lit.

— Non, dit Geneviève ; je me sens mieux, et je vais me mettre à travailler. Je te remercie de ton zèle, Henriette. Je crois que tu as fait pour moi ce que tu as pu. Dorénavant ne t’en inquiète plus. Je ne m’exposerai plus à être insultée ; et, en vivant libre et tranquille chez moi, il me sera fort indifférent qu’on s’occupe au dehors de ce qui s’y passe.

— Tu as tort, Geneviève, tu as tort, je t’assure, de prendre la chose comme tu fais. Je t’en prie, écoute un bon conseil…

— Oui, ma chère, un autre jour, » dit Geneviève en l’embrassant d’un air un peu impérieux, pour lui faire comprendre qu’elle eut à se retirer. Henriette le comprit en effet et se retira assez piquée. Elle avait trop bon cœur pour renoncer à défendre ardemment Geneviève en toute rencontre ; mais elle était femme et grisette. Elle avait été souvent, comme elle le disait elle-même, victime de la calomnie, et elle ne se méfiait pas assez d’un certain plaisir involontaire en voyant Geneviève, dont la gloire l’avait si longtemps éclipsée, tomber dans la même disgrâce aux yeux du public.

Geneviève, restée seule, s’aperçut que la franchise d’Henriette lui avait fait du bien. En élargissant la blessure de son orgueil, les reproches et les consolations de la couturière lui avaient inspiré un profond dédain pour les basses attaques dont elle était l’objet. Deux mois auparavant, Geneviève, heureuse surtout d’être ignorée et oubliée, n’eût pas aussi courageusement méprisé la sotte colère de ces oisifs. Mais depuis qu’une rapide éducation avait retrempé son esprit, elle sentait de jour en jour grandir sa force et sa fierté. Peut-être se glissait-il secrètement un peu de vanité dans la comparaison qu’elle faisait entre elle et toutes ces mesquines jalousies de province, où les plus importants étaient les plus sots, et où elle ne trouvait à aucun étage un esprit à la hauteur du sien. Mais ce sentiment involontaire de sa supériorité était bien pardonnable au milieu de l’effervescence d’un cerveau subitement éclairé du jour étincelant de la science. Geneviève gravissait si vite des hauteurs inaccessibles aux autres, qu’elle avait le vertige et ne voyait plus très-clairement ce qui se passait au-dessous d’elle.

Elle se persuada que les clameurs d’une populace d’idiots ne monteraient pas jusqu’à elle, et qu’elle était invulnérable à de pareilles atteintes. Elle aurait eu raison s’il y avait au ciel ou sur la terre une puissance équitable occupée de la défense des justes et de la répression des impudents ; mais elle se trompait, car les justes sont faibles et les impudents sont en nombre. Elle s’assit tranquillement auprès de la fenêtre et se mit à travailler. Le soleil couchant envoyait de si vives lueurs dans sa chambre, que tout prenait une couleur de pourpre, et les murailles blanches de son modeste atelier, et sa robe de guingan, et les pâles feuilles de rose que ses petites mains étaient en train de découper. Cette riche lumière eut une influence soudaine sur ses idées. Geneviève avait toujours eu un vague sentiment de la poésie ; mais elle n’avait jamais aussi nettement aperçu le rapport qui unit les impressions de l’esprit et les beautés extérieures de la nature. Cette puissance se révéla soudainement à elle en cet instant. Une émotion délicieuse, une joie inconnue, succédèrent à ses ennuis. Tout en travaillant avec ardeur, elle s’éleva au-dessus d’elle-même et de toutes les choses