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MAUPRAT.

une sorte de bon goût, reflet lointain d’une cour galante, et peut-être le pressentiment d’un réveil prochain et terrible du peuple, pénétrait dans les châteaux et jusque dans le manoir à demi rustique des gentillâtres. Même dans nos provinces du centre, les plus arriérées par leur situation, le sentiment de l’équité sociale l’emportait déjà sur la coutume barbare. Plus d’un mauvais garnement avait été obligé de s’amender en dépit de ses privilèges, et en certains endroits les paysans, poussés à bout, s’étaient débarrasés de leur seigneur, sans que les tribunaux eussent songé à s’emparer de l’affaire, et sans que les parents eussent osé demander vengeance.

Malgré cette disposition des esprits, mon grand-père s’était longtemps maintenu dans le pays sans éprouver de résistance. Mais, ayant eu une nombreuse famille à élever, laquelle était pourvue comme lui de bon nombre de vices, il se vit enfin tourmenté et obsédé de créanciers que n’effarouchaient plus ses menaces, et qui menaçaient eux-mêmes de lui faire un mauvais parti. Il fallut songer à éviter les recors d’un côté, et de l’autre les querelles qui naissaient à chaque instant, et dans lesquelles, malgré leur nombre, leur bon accord et leur force herculéenne, les Mauprat ne brillaient plus, toute la population se joignant à ceux qui les insultaient et se mettant en devoir de les lapider. Alors Tristan, ralliant sa lignée autour de lui, comme le sanglier rassemble après la chasse ses marcassins dispersés, se retira dans son castel, en fit lever le pont et s’y renferma avec dix ou douze manants, ses valets, tous braconniers ou déserteurs, qui avaient intérêt comme lui à se retirer du monde (c’était son expression) et à se mettre en sûreté derrière de bonnes murailles. Un énorme faisceau d’armes de chasse, canardières, carabines, escopettes, pieux et coutelas, fut dressé sur la plate-forme, et il fut enjoint au portier de ne jamais laisser approcher plus de deux personnes en deçà de la portée de son fusil.

Depuis ce jour, Mauprat et ses enfants rompirent avec les lois civiles comme ils avaient rompu avec les lois morales. Ils s’organisèrent en bande d’aventuriers. Tandis que leurs amés et féodaux braconniers pourvoyaient la maison de gibier, ils levaient des taxes illégales sur les métairies environnantes. Sans être lâches (et tant s’en faut), nos paysans, vous le savez, sont doux et timides par nonchalance, et par méfiance de la loi que dans aucun temps ils n’ont comprise, et qu’aujourd’hui encore ils connaissent à peine. Aucune province de France n’a conservé plus de vieilles traditions et souffert plus longtemps les abus de la féodalité. Nulle part ailleurs peut-être on n’a maintenu, comme on l’a fait chez nous jusqu’ici, le titre de seigneur de la commune à certains châtelains, et nulle part il n’est aussi facile d’épouvanter le peuple par la nouvelle de quelque fait politique absurde et impossible. Au temps dont je vous parle, les Mauprat, seule famille puissante dans un rayon de campagnes éloignées des villes et privées de communications avec l’extérieur, n’eurent pas de peine à persuader à leurs vassaux que le servage allait être rétabli, et que les récalcitrants seraient mal menés. Les paysans hésitèrent, écoutèrent avec inquiétude quelques-uns d’entre eux qui prêchaient l’indépendance, puis réfléchirent et prirent le parti de se soumettre. Les Mauprat ne demandaient pas d’argent. Les valeurs monétaires sont ce que le paysan de ces contrées réalise avec le plus de peine, ce dont il se dessaisit avec le plus de répugnance. L’argent est cher est un de ses proverbes, parce que l’argent représente pour lui autre chose qu’un travail physique. C’est un commerce avec les choses et les hommes du dehors, un effort de prévoyance ou de circonspection, un marché, une sorte de lutte intellectuelle qui l’enlève à ses habitudes d’incurie, en un mot, un travail de l’esprit ; et pour lui c’est le plus pénible et le plus inquiétant.

Les Mauprat, connaissant bien le terrain et n’ayant plus de grands besoins d’argent, puisqu’ils avaient renoncé à payer leurs dettes, réclamèrent seulement des denrées. L’un subit la surtaxe sur ses chapons, un autre sur ses veaux, un troisième fournit le blé, un quatrième le fourrage, et ainsi de suite. On avait soin de rançonner avec discernement, de demander à chacun ce qu’il pouvait donner sans se gêner outre mesure ; on promettait à tous aide et protection, et jusqu’à un certain point on tenait parole. On détruisait les loups et les renards, on accueillait et on cachait les déserteurs on aidait à frauder l’État, en intimidant les employés de la gabelle et les collecteurs de l’impôt.

On usa de la facilité d’abuser le pauvre sur ses véritables intérêts et de corrompre les gens simples en déplaçant le principe de leur dignité et de leur liberté naturelle. On fit entrer toute la contrée dans l’espèce de scission qu’on avait faite avec la loi, et on effraya tellement les fonctionnaires chargés de la faire respecter qu’elle tomba en peu d’années dans une véritable désuétude : de sorte que, tandis qu’à une faible distance de ce pays la France marchait grands pas vers l’affranchissement des classes pauvres, la Varenne suivait une marche rétrograde, et retournait à plein collier vers l’ancienne tyrannie des hobereaux. Il fut bien aisé aux Mauprat de pervertir ces pauvres gens : ils affectèrent de se populariser, afin de contraster avec les autres nobles de la province, qui conservaient dans leurs manières la hauteur de leur antique puissance. Mon grand-père ne perdait pas surtout cette occasion de faire partager aux paysans son animadversion contre son cousin Hubert de Mauprat. Tandis que celui-ci donnait audience à ses chevanciers, lui assis dans son fauteuil, eux debout et la tête nue, Tristan de Mauprat les faisait asseoir à sa table, goûtait avec eux le vin qu’ils lui apportaient en hommage volontaire, et les faisait reconduire par ses gens au milieu de la nuit, tous ivres-morts, la torche en main et faisant retentir la forêt de refrains obscènes. Le libertinage acheva la démoralisation des paysans. Les Mauprat eurent bientôt dans toutes les familles des accointances que l’on toléra parce qu’on y trouva du profit, et, faut-il le dire, hélas ! des satisfactions de vanité ! La dispersion des habitations favorisait le mal. Là point de scandale, point de censure. Le plus petit village eût suffi pour faire éclore et régner une opinion publique ; mais il n’y avait que des chaumières éparses, des métairies isolées ; des landes et des taillis mettaient entre les familles des distances assez considérables pour qu’elles ne pussent exercer mutuellement leur contrôle. La honte fait plus que la conscience. Il est inutile de vous dire quels nombreux liens d’infamie s’établirent entre les maîtres et les esclaves : la débauche, l’exaction et la banqueroute furent l’exemple et le précepte de ma jeunesse, et l’on menait joyeuse vie. On se moquait de toute équité, on ne remboursait aux créanciers ni intérêts ni capitaux, on rossait les gens de loi qui se hasardaient à venir faire des sommations, on canardait la maréchaussée lorsqu’elle approchait trop des tourelles ; on souhaitait la peste au parlement, la famine aux hommes imbus de philosophie nouvelle, la mort à la branche cadette des Mauprat, et on se donnait par-dessus tout des airs de paladins du douzième siècle. Mon grand-père ne parlait que de sa généalogie et des prouesses de ses ancêtres ; il regrettait le bon temps où les châtelains avaient chez eux des instruments pour la torture, des oubliettes et surtout des canons. Pour nous, nous n’avions que des fourches, des bâtons et une mauvaise coulevrine, que mon oncle Jean pointait du reste fort bien, et qui suffisait pour tenir en respect la chétive force militaire du canton.

II.

Le vieux Mauprat était un animal perfide et carnassier qui tenait le milieu entre le loup cervier et le renard. Il avait, avec une élocution abondante et facile, un vernis d’éducation qui aidait en lui à la ruse. Il affectait beaucoup de politesse et ne manquait pas de moyens de persuasion avec les objets de ses vengeances. Il savait les attirer chez lui et leur faire subir des traitements affreux que, faute de témoins, il leur était impossible de prouver en justice. Toutes ses scélératesses portaient un caractère d’habileté si grande, que le pays en fut frappé d’une con-