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METELLA.

— Mais la dernière fois que vous êtes sortie, on vous a trouvée bien pâle… On ne va pas au bal uniquement pour son amant.

— J’y vais uniquement pour vous aujourd’hui, je vous jure.

— Ah ! milady, c’est à mon tour de dire qu’il n’en fut pas toujours ainsi ! Autrefois vous étiez un peu fière de vos triomphes.

— J’en étais fière à cause de vous, Luigi ; à présent qu’ils m’échappent et que je vous vois souffrir, je voudrais me cacher. Je voudrais éteindre le soleil et vivre avec vous dans les ténèbres.

— Ah ! vous êtes en veine de poésie, milady. J’ai trouvé tout à l’heure votre Byron ouvert à cette belle page des ténèbres ; je ne m’étonne pas de vous voir des idées sombres. Eh bien ! le rouge vous sied à merveille. Regardez-vous, vous êtes superbe. Allons, Francesca, apportez les gants et l’éventail de milady. Voici votre bouquet, Metella ; c’est moi qui l’ai apporté ; c’est un droit que je ne veux pas perdre. »

Metella prit le bouquet, regarda tendrement le comte avec un sourire sur les lèvres et une larme dans les yeux. « Allons, venez, mon amie, lui dit-il. Vous allez être encore une fois la reine du bal. »

Le bal était somptueux ; mais, par un de ces hasards facétieux qui se rencontrent souvent dans le monde, il y avait une quantité exorbitante de femmes laides et vieilles. Parmi les jeunes et les agréables, il y en avait peu de vraiment jolies. Lady Mowbray eut donc un très-grand succès ; et Olivier, qui ne s’attendait pas à la rencontrer, s’abandonna à sa naïve admiration. Dès que le comte le vit auprès de lady Mowbray, il s’éloigna, et dès qu’il les vit s’éloigner l’un de l’autre, il prit le bras d’Olivier, et, sous le premier prétexte venu, il le ramena auprès de Metella. « Vous m’avez dit en route que vous aviez vu Goëthe, dit-il au voyageur ; parlez donc de lui à milady. Elle est si avide d’entendre parler du vieux Faust qu’elle voulait m’envoyer à Weymar tout exprès pour lui rapporter les dimensions exactes de son front. Heureusement pour moi, le grand homme est mort au moment où j’allais me mettre en route. » Buondelmonte tourna sur ses talons fort habilement en achevant sa phrase, et laissa Olivier parler de Goëthe à lady Mowbray.

Metella, qui l’avait d’abord accueilli avec une politesse bienveillante, l’écouta peu à peu avec intérêt. Olivier n’avait pas infiniment d’esprit, mais il avait fait beaucoup de bonnes lectures ; il avait de la vivacité, de l’enthousiasme, et, ce qui est extrêmement rare chez les jeunes gens, pas la moindre affectation. Avec lui, on n’était pas forcé de pressentir le grand homme en herbe, la puissance intellectuelle méconnue et comprimée ; c’était un vrai Suisse pour la franchise et le bon sens, une sorte d’Allemand pour la sensibilité et la confiance ; il n’avait rien de français, ce qui plut infiniment à Metella.

Vers la fin du bal le comte revint auprès d’eux, et, les retrouvant ensemble, il se sentit joyeux et triompha intérieurement de son habileté. Il laissa Olivier donner le bras à lady Mowbray pour la reconduire à sa voiture, et les suivit par derrière avec une discrétion vraiment maritale.

Le lendemain, il fit à Metella le plus pompeux éloge du jeune Suisse, et l’engagea à lui écrire un mot pour l’inviter à dîner. Après le dîner, il se fit appeler dehors pour une prétendue affaire imprévue, et les laissa ensemble toute la soirée. Comme il revenait seul et à pied, il vit deux jeunes bourgeois de la ville arrêtés devant le balcon de lady Mowbray, et il s’arrêta pour entendre leur conversation.

« Vois-tu la taille de lady Mowbray au clair de la lune ? On dirait une belle statue sur une terrasse.

— Le comte est aussi un beau cavalier. Comme il est grand et mince !

— Ce n’est pas le comte de Buondelmonte ; celui-ci est plus grand de toute la tête. Qui diable est-ce donc ? je ne le connais pas.

— C’est le jeune duc d’Asti.

— Non, je viens de le voir passer en sédiole.

— Bah ! ces grandes dames ont tant d’adorateurs, celle-là qui est si belle surtout ! Le comte de Buondelmonte doit être fier !…

— C’est un niais. Il s’amuse à faire la cour à cette grosse princesse allemande, qui a des yeux de faïence et des mains de macaroni, tandis qu’il y a dans la ville un petit étranger nouvellement débarqué qui donne le bras à madame Metella, et qui change d’habit sept fois par jour pour lui plaire.

— Ah ! parbleu ! c’est lui que nous voyons là-haut sur le balcon. Il a l’air de ne pas s’ennuyer.

— Je ne m’ennuierais pas à sa place.

— Il faut que Buondelmonte soit bien fou ! »

Le comte entra dans le palais et traversa les appartements avec agitation. Il arriva à l’entrée de la terrasse, et s’arrêta pour regarder Metella et Olivier, dont les silhouettes se dessinaient distinctement sur le ciel pur et transparent d’une belle soirée. Il trouva le Genevois bien près de sa maîtresse ; il est vrai que celle-ci regardait d’un autre côté et semblait rêver à autre chose ; mais un sentiment de jalousie et d’orgueil blessé s’alluma dans l’âme italienne du comte. Il s’approcha d’eux et leur parla de choses indifférentes. Lorsqu’ils rentrèrent tous trois dans le salon, Buondelmonte remarqua tout haut que Metella avait été bien préoccupée ; car elle n’avait pas fait allumer les bougies, et il se heurta à plusieurs meubles pour atteindre à une sonnette, ce qui acheva de le mettre de très-mauvaise humeur.

Le jeune Olivier n’avait pas assez de fatuité pour s’imaginer qu’il pouvait consoler Metella de l’abandon de son amant. Quoiqu’elle ne lui eût fait aucune confidence, il avait pénétré facilement son chagrin, et il en voyait la cause. Il la plaignait sincèrement et l’en aimait davantage. Cette compassion, jointe à une sorte de ressentiment des persiflages du comte, lui inspirait l’envie de le contrarier. Il vit avec joie que le dépit avait pris la place de cette singulière affectation de courtoisie, et il reprit la conversation sur un ton de sentimentalité que le comte était peu disposé à goûter. Metella, surprise de voir son amant capable encore d’un sentiment de jalousie, s’en réjouit, et, femme qu’elle était, se plut à l’augmenter en accordant beaucoup d’attention au Genevois. Si ce fut une scélératesse, elle fut excusable, et le comte l’avait bien méritée. Il devint âcre et querelleur, au point que lady Mowbray, qui vit Olivier très-disposé à lui tenir tête, craignit une scène ridicule et fit entendre au jeune homme qu’il eût à se retirer. Olivier comprit fort bien ; mais il affecta la gaucherie d’un campagnard, et parut ne se douter de rien jusqu’à ce que Metella lui eût dit tout bas : « Allez-vous-en, mon cher monsieur, je vous en prie. »

Olivier feignit de la regarder avec surprise.

« Allez, ajouta-t-elle, profitant d’un moment où le comte allait prendre le chapeau d’Olivier pour le lui présenter ; vous m’obligerez ; je vous reverrai…

— Madame, le comte s’apprête à me faire une impertinence ; il tient mon chapeau ; je vais être obligé de le traiter de fat ; que faut-il que je fasse ?

— Rien ; allez-vous-en et revenez demain soir. »

Olivier se leva : « Je vous demande pardon, monsieur le comte, dit-il ; vous vous trompez, c’est mon chapeau que vous prenez pour le vôtre ; veuillez me le rendre, je vais avoir l’honneur de vous saluer. »

Le comte, toujours prudent, non par absence de courage (il était brave), mais par habitude de circonspection et par crainte du ridicule, fut enchanté d’en être quitte ainsi. Il lui remit son chapeau et le quitta poliment ; mais, dès qu’il fut parti, il le déclara souverainement insipide, mal appris et ridicule. « Je ne sais comment vous avez fait pour supporter ce personnage, dit-il à Metella ; il faut que vous ayez une patience angélique.

— Mais il me semble, mon ami, que c’est vous qui m’avez priée de l’inviter, et vous me l’avez laissé sur les bras ensuite.

— Depuis quand êtes-vous si Agnès que vous ne sachiez pas vous débarrasser d’un fat importun ? Vous n’êtes plus dans l’âge de la gaucherie et de la timidité. »