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JEANNE.

cier ou la colère de quelque mauvais génie menace de traits invisibles.



Elle allait presque toujours seule. (Page 15.)

Aussi, disait-on que la Grand’Gothe ne passait jamais auprès de l’étable de son ennemi sans y jeter quelque sort. Son regard donnait la fièvre, et il n’y avait rien de plus mauvais que de la rencontrer le soir du côté des pierres jomâtres, au lever ou au coucher de la lune. Si cela arrivait la nuit de Noël, à cette heure néfaste où le grand champignon druidique frémit et danse en criant sur les trois pierres qui le portent en équilibre, on était bien sûr de se mettre au lit en rentrant chez soi, et de ne jamais s’en relever. La preuve que la Gothe était une méchante sorcière, c’est que les chèvres des bergères à qui elle parlait souvent tarissaient ; leurs brebis perdaient la laine avant la tondaille, et leurs poulains s’éboitaient en galopant sur les roches, ou se perdaient dans les viviers.

Il y avait pourtant à tous ces prodiges une explication bien naturelle, et que les esprits forts de Toull et des environs, le père Léonard entre autres, donnaient en vain au grand nombre épris du merveilleux. Le troupeau de Jeanne prospérait, parce que Jeanne, n’étant ni coquette ni paresseuse, en avait un soin extrême. Ceux de ses compagnes, lorsqu’elles écoutaient les mauvaises paroles de la Gothe, allaient de mal en pis, parce que la Gothe était fort liée avec certains bourgeois riches et dissolus qui la chargeaient de leurs affaires secrètes et confiaient à sa criminelle expérience des moyens de corruption souvent, hélas ! irrésistibles. C’était là la source des sacs d’écus que la sorcière cachait dans sa paillasse. C’était aussi la cause des maladies et des accidents du bestiau, négligé et souvent abandonné par des gardiennes insouciantes et préoccupées.

Quant à Jeanne, sa beauté s’était développée à l’ombre. Fuyant les plaisirs et n’ayant jamais mis le pied dans une ville, elle était ignorée, et il avait fallu pour la découvrir la vie errante de Marsillat au temps des vacances, son œil de lynx et son goût pour les conquêtes difficiles. La simple fille n’avait pas encore compris pourquoi depuis quinze jours elle avait rencontré, au moins deux fois par semaine, Léon sur son chemin lorsqu’elle ramenait ses troupeaux. Elle le croyait occupé de Claudie seulement, et son instinct chaste lui avait suggéré d’éviter ce couple qui la recherchait, Marsillat trouvant toujours dans sa féconde imagination un prétexte pour diriger ses prome-