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JEANNE.

avec force. Comment ! vous n’avez pas sorti de là dedans le pauvre corps chrétien de ma mère ? ça n’est pas possible !… Ma tante ! où ce qu’est ma tante !… elle aura pensé à ça, elle… Répondez-moi donc, montrez-moi donc ma mère !

Quand Jeanne vit que personne n’y avait songé, et qu’on n’avait eu de sollicitude que pour ses bêtes, qu’elle aimait pourtant beaucoup, mais qui ne l’occupèrent pas un instant, elle s’élança vers la porte de la maison. « Arrête, Jeanne, lui cria Guillaume en la saisissant dans ses bras ; le toit est prêt à s’écrouler ; la chambre est si remplie de fumée que tu y serais étouffée en un instant… Non ! non !… je ne te laisserai pas entrer…

— Laissez, laissez, mon parrain ! dit Jeanne en se dégageant avec une force extraordinaire, je ne veux pas que ma mère ait son pauvre corps brûlé comme un meuble de la maison… Je veux qu’elle aille en terre sainte, et qu’elle ait les honneurs du chrétien !

Et Jeanne s’élança dans la chambre de la morte sans qu’il fût possible à Guillaume de la retenir.

Il allait l’y suivre lorsque Jeanne, reculant devant la fumée suffocante, parut renoncer à son projet. Mais elle s’approcha du fils de Léonard et lui dit à demi-voix : « Cadet, je veux entrer là, et je te donne ma foi du baptême que j’en retirerai ma mère ; mais il ne faut pas que personne me suive ; ça perdrait tout ! »

Soit que Jeanne se servît de la superstition accréditée sur son compte pour empêcher ses amis de partager son péril, soit qu’elle eût foi elle-même à la protection des fades, évoquée sur son berceau par sa mère, elle fut entendue à demi-mot par Cadet et par deux ou trois autres paysans qui se trouvaient autour d’elle ; elle les convainquit pleinement du don de connaissance qu’on lui attribuait. Aussitôt, trompant la vigilance de son parrain, elle se précipita dans les tourbillons de fumée et disparut sous la gerbe de flamme qui enveloppait les côtés et le sommet de la maison. Guillaume voulut encore la suivre pour l’arracher de force à une mort certaine… Mais deux ou trois paires de bras athlétiques l’enlacèrent, et Cadet lui dit avec un sourire qui ne quittait jamais sa grosse figure, même quand les larmes donnaient un démenti à cette gaieté pétrifiée sur ses traits : « N’ayez peur, mon petit cher monsieur ; la Jeanne n’attrapera pas de mal. Alle a ce qu’il faut et alle sait les paroles de la chouse. Faut la laisser ; vous voyez ben que ça li ficherait malheur por el restant de ses jours, de laisser consommer les ous de sa mère. Alle saillera d’élà aussi nette qu’alle y entre, foi d’houme ! Vous allez voére ! Souffrez pas ! faut pas vous fâcher. On z’ fait pour vot’ bien ; on veut pas vous offenser. Vous la feriez brûler si vous alliége anvec-z-elle ! Faut pas contréyer l’ouvrage aux fades ! »

Guillaume écumait d’indignation pendant ce beau discours en pur berrichon, et il soutenait contre ses préservateurs superstitieux une lutte dont il allait sortir vainqueur, lorsque Jeanne reparut sur le seuil de la maison ébranlée par des craquements sinistres. La courageuse et robuste fille portait dans ses bras ce cadavre raide qui semblait d’une grandeur effrayante. Le linceul cachait la tête de la morte, et, laissant à découvert une partie de son corps vêtu, suivant la coutume, de ses meilleurs habits, flottait en plis rougeâtres au reflet de l’incendie, jusque sur les pieds de Jeanne. La main de Tula retombait sur le visage de sa fille ; on eût dit qu’elle la bénissait par une dernière caresse, et, par la suite, toute la population de Toull et des environs affirma sous serment avoir vu le cadavre se plier pour donner un baiser au front de Jeanne sur le seuil de la chaumière. Ce qui rendit le miracle plus frappant encore, c’est qu’à peine la pieuse fille avait-elle fait trois pas dehors, que la toiture, minée dans ses solives par un feu longtemps couvé, s’effondra avec fracas sur la chambre d’où Jeanne sortait, et chassa au loin des tourbillons de cendres, des avalanches de chaume fumant et des débris de charpente embrasée.

— Laissez la tomber, laissez la tomber ! cria Jeanne, il n’y a plus rien dedans à sauver !

À cette dernière catastrophe, les femmes et les enfants jetèrent des cris perçants et se dispersèrent avec épouvante. Jeanne doubla le pas, sans perdre sa présence d’esprit, et aucun débris ne l’atteignit. Le spectacle de cet événement fit sur l’esprit de Guillaume une si vive impression, qu’il en fut agité souvent dans ses songes plus de dix ans après. Jeanne lui parut belle et terrible comme une druidesse dans cet acte de piété farouche et sublime. Elle avait perdu sa coiffe de toile, et sa longue chevelure blonde tombait autour d’elle ; ses yeux rougis par la fumée avaient l’égarement de l’ivresse, sa voix était forte, et sa parole, ordinairement lente et douce, était brève et accentuée. Elle fendit la presse, portant toujours ce cadavre que personne n’osait toucher, et elle alla le déposer sur le dolmen d’Ep-Nell, cette longue pierre plate appuyée sur deux autres, qu’on prendrait pour un ancien pont dont l’eau voisine se serait détournée et dont les assises se seraient abaissées. — Que la maison brûle à présent ! répéta Jeanne avec force, laissez-la, laissez-la tomber, mes amis !… Puis elle demanda un verre d’eau, de l’eau par grâce, et avant qu’on eût pu lui en apporter, elle tomba en faiblesse, comme disent les paysans.

Guillaume et le curé s’empressèrent de la faire revenir en la portant à deux pas de là, au bord du courant d’eau, où ils baignèrent ses mains et son visage enflammés de chaleur. Il n’y avait pas moyen de retrouver dans la confusion un vase pour lui donner à boire, bien que la tante eût sauvé, dès le commencement, sa vaisselle et tout ce qu’elle considérait comme précieux. Jeanne but dans le creux des blanches mains du jeune baron, et quand elle eut retrouvé la respiration et la force, elle retourna s’agenouiller auprès de l’autel druidique qui servait de lit mortuaire à sa mère. Là, tournant le dos à l’incendie qui projetait sur sa belle tête blonde ses reflets étincelants, elle resta absorbée sans s’intéresser à rien. — Jeanne, vint lui dire le gros Cadet, on a sauvé toutes tes bêtes. Il n’y a pas tant seulement une poule de grillée. — Merci, mon Cadet, répondit Jeanne, ça me fait plaisir, parce que c’étaient des bêtes que ma mère avait élevées, et qu’elle m’avait bien enchargée de soigner pour le mieux. — Jeanne, lui dit à son tour Guillaume, tu n’as rien perdu dans cet accident : je me charge de tout réparer.

— À votre volonté, mon parrain ; mais ça n’est pas la peine, allez ! ma vie n’est pas si grand’chose à gagner, et puisque ma mère ne sera plus avec moi, dans c’te maison, j’aime autant que c’te maison soit finie.

Jeanne ne montra pas un seul instant une préoccupation d’intérêt personnel. Tout le pays gémissait sur elle et pleurait sur les ruines de sa maison, excepté elle. — J’ai encore de la consolation dans mon malheur, disait-elle, de voir que tant de braves gens se sont donné de la peine pour moi, et de savoir que ma mère ira dans le cimetière des chrétiens avec mon pauvre père, et mes pauvres frères et sœurs qui sont là.

Cependant Marsillat et ses bons compagnons avaient réussi à faire la part du feu. Mais un accident qu’ils n’avaient pu prévoir vint rendre leur zèle inutile. Le pignon mitoyen entre la chambre de la morte et les bergeries, rougi et calciné par la chaleur, se mit à pencher sur eux si sensiblement, qu’ils durent abandonner l’entreprise ; et, au bout de peu d’instants, ce grand mur nu, privé des poutres transversales qui, depuis longues années, le tenaient en respect, s’écroula sur les bergeries, enfonça la couverture, et donna passage à de nouveaux torrents de flamme qui eurent bientôt dévoré le reste de cette misérable habitation.

Tant que la Grand’Gothe avait eu espoir de sauver les graines et le fourrage que contenait cette portion des bâtiments, et qui étaient sa propriété particulière, elle avait conservé beaucoup d’audace et de présence d’esprit ; mais quand elle vit flamber sa récolte, elle perdit la tête, éclata en imprécations contre le ciel et les hommes, et voulut se précipiter dans les flammes pour périr avec ses denrées. Il fallut la force et la colère de Marsillat pour l’en empêcher. Les assistants ne demandaient pas mieux que de la laisser faire, croyant qu’elle était incombustible, et que le diable sauverait toujours une si méchante sorcière pour faire enrager les bons chrétiens. — C’est