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JEANNE.

— Ah çà ! je ne rêve pas aussi, moi ? dit Léon prêtant toujours l’oreille. Guillaume, vous entendez bien le bruit d’un battoir de laveuse sur le ruisseau ?

— Certainement ! Mais que trouvez-vous là d’extraordinaire ?

— Vous ne connaissez donc pas la légende des lavandières nocturnes ? ces êtres fantastiques qui s’emparent au clair de la lune, des planches et des battoirs des laveuses oubliés dans les endroits écartés pour venir y faire un sabbat aquatique d’une espèce particulière ?

— Oui, c’est une superstition de tous les pays, mais bien explicable par le caprice ou la nécessité de quelque laveuse véritable.

— Ce n’est pas si facile à expliquer que vous croyez. Dans ce pays-ci, je ne sache pas qu’il y eût une femme assez hardie pour se livrer à ce travail après le coucher du soleil, sans craindre d’attirer autour d’elle le sinistre cortège des Lavandières, N’est-ce pas vrai, Cadet ?

— Oh ! c’est la vraie vérité, monsieur Lion ! Diache la faute ! c’est ben ça la plus chétite nuit que j’asse pas veillée ? Et le pauvre Cadet, dont les dents claquaient de terreur, se mit à quatre pattes derrière Jeanne, et fit précipitamment plusieurs signes de croix.

— S’il y a là quelque chose d’extraordinaire, dit Guillaume, il faut aller vérifier.

— Attendez, dit Marsillat en allant chercher la hache du charpentier, ce peut être quelque drôle mal intentionné.

Pendant que Léon retournait en courant vers l’endroit où il avait laissé son arme, Guillaume, ouvrant le couteau de chasse dont il s’était muni pour voyager, écoutait le bruit clair et sec de ce battoir qui s’arrêtait de temps en temps, et reprenant au bout d’une minute, semblait s’être rapproché, comme si la laveuse eût fait un ou deux pas en descendant le cours du ruisseau qui coulait de la colline dans la direction des pierres d’Ep-Nell.

— Tu n’as pas peur avec moi, Jeanne ? dit Guillaume à sa filleule, qui s’était levée et lui avait pris le bras.

— N’allez pas là, mon parrain, dit Jeanne, qui montrait d’autant plus de courage qu’elle croyait à l’existence fantastique de la laveuse ; ces choses-là ne se renvoient qu’avec des prières.

— Prie pour nous, bonne Jeanne, dit Guillaume en souriant. Ceci ne peut être qu’une méchante plaisanterie, quelqu’un qui ignore sans doute les malheurs qui t’accablent. Mais nous sommes trois, ne sois pas inquiète. Cadet, tu vas venir avec nous.

Non moi, Monsieur, non ! dit Cadet en faisant mine de se sauver. Je n’irai point.

— Tu as peur, nigaud ?

— Je n’ai pas peur, Monsieur, mais vous me couperiez par morceaux que je n’irais point. Je n’ai guère d’envie d’être lavé, battu et torsu comme un linge, à nuité, pour être neyé à matin.

— C’est bien inutile d’essayer d’avoir l’aide de M. Cadet, dit Marsillat qui arrivait en brandissant sa hache. C’est assez de nous deux, Guillaume. Et il se mit rapidement à marcher dans la direction du bruit.

— C’est même trop, répondit Guillaume en s’efforçant de le dépasser. Si c’est une femme, comme j’en suis persuadé, notre expédition en armes est souverainement ridicule.

Comme Guillaume disait ces paroles, il vit, au détour d’un rocher qui lui avait masqué jusque-là le cours du ruisseau, une espèce d’anse ombragée de saules et de bouleaux qui servait de lavoir aux femmes des environs, et sous ces arbres une forme vague qui paraissait une paysanne velue comme les vieilles, et qui maniait son battoir à coups précipités, parlant seule, à demi-voix, très-vite, d’une manière inintelligible, et comme en proie à une sorte de frénésie.

— Vous lavez bien tard, la mère, lui demanda brusquement Marsillat, qui s’était approché d’elle assez près, mais qui ne pouvait réussir à distinguer ses traits. La lavandière fit entendre une sorte de grognement comme celui d’une bête sauvage, et jetant son battoir dans l’eau, elle se leva, ramassa précipitamment des pierres dont elle accabla, en fuyant, les curieux qui venaient l’interrompre. Marsillat se lança à sa poursuite, mais la voyant gagner sur lui du terrain avec une rapidité qui semblait fantastique, et se diriger vers un vivier qu’il appréhendait avec raison, il se retourna pour voir si Guillaume le suivait ; c’est alors qu’il vit son ami étendu par terre et complétement immobile.

Une pierre l’avait frappé à la tête assez violemment. La visière de sa casquette de voyage avait amorti le coup, et le sang n’avait pas coulé. Mais la commotion avait été si forte que le jeune homme avait perdu connaissance. Il se releva bientôt avec l’aide de Léon ; mais en retrouvant l’usage de ses membres, il ne retrouva pas celui de ses facultés, et il s’éveilla dans le lit du curé de Toull, vers deux heures de l’après-midi, ne se sentant pas précisément malade, mais ne pouvant aucunement retrouver la mémoire de ce qui lui était arrivé depuis sa fâcheuse rencontre avec la laveuse de nuit. Cadet seul était auprès de lui, et le jeune malade, croyant rêver encore, entendait au dehors un chant lugubre comme celui des funérailles.

IX.

ADIEU AU VILLAGE.

C’est le fils de Léonard qui avait ramené Guillaume : c’est lui qui guettait son réveil ; c’est encore lui qui lui expliqua comment il l’avait ramené d’Ep-nell et installé à la cure. Guillaume eut peine à s’expliquer l’espèce de congestion cérébrale qui avait suspendu en lui l’action de la pensée. Il n’éprouvait plus qu’un peu de défaillance et de vertige. Il se leva, pensant en être quitte pour une petite bosse à la tête, et se dit avec plaisir que ses cheveux cacheraient cet accident à sa mère. Cadet, qui avait le meilleur cœur du monde, et à qui l’on avait bien recommandé de le soigner, alla lui chercher un verre de vin pendant qu’il s’habillait, et il se disposait à se rendre au cimetière pour assister à l’enterrement de sa nourrice, lorsqu’il vit revenir le curé avec son sacristain, suivis de la famille de la défunte et des personnes qui avaient pris part à la cérémonie. Jeanne venait la dernière, accablée, marchant avec peine, la figure cachée sous sa cape, et appuyée sur Claudie qui pleurait de très-bon cœur, comme une très-bonne fille qu’elle était. Cependant Jeanne s’approcha du jeune baron et lui demanda de ses nouvelles avec une sollicitude qui le toucha vivement dans un pareil moment. Il lui prit le bras, et la fit entrer dans la cuisine du curé, où elle tomba sur une chaise, pâle et suffoquée. Il lui semblait qu’elle venait de perdre sa mère une seconde fois.

Mais la Grand’Gothe, survenant avec son marcher et son parler masculin, ne lui laissa pas le loisir de s’abandonner à sa douleur. Allons, Jeanne, dit-elle, il faut remercier tes parents et tes amis qui ont suivi l’enterrement avec beaucoup d’honnêteté, malgré qu’ils savaient bien que notre maison étant brûlée, nous n’avions plus la commodité de suivre les usages et de les régaler au retour du cimetière. Fais-leur tes excuses, et ton compliment. Allons, ça te regarde, c’est ton devoir et non pas le mien.

Jeanne se leva et remercia les assistants qui étaient entrés dans la cuisine du presbytère. Tous lui donnèrent de grands témoignages d’amitié, et Guillaume remarqua chez la plupart d’entre eux un langage généreux et plein d’une noble simplicité. Allons, ma Jeanne, lui dirent quelques-uns des plus anciens, tu peux venir chez nous quand tu voudras. Tu n’as qu’à faire ton choix, nous serons bien contents de te loger et de te nourrir du moins mal que nous pourrons.

— En vous remerciant, mes braves mondes, pour toutes vos amitiés, répondit Jeanne ; mais je vous connais tous trop malheureux, et trop embarrassés de famille, pour aller me mettre à votre charge. Je suis jeune, je ne suis pas encore dégoûtée de travailler, et je suis décidée de me louer dans quelque métairie.