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JEANNE.

voulu demeurer avec lui. Personne n’eût même voulu passer, à la nuit tombée, à trente pas de cette demeure sinistre qui renfermait le plus grand vaurien du pays. Sous cette misère apparente, Raguet cachait des sommes assez rondes. Il s’adonnait à la dangereuse et lucrative profession de voleur de chevaux. En Bourbonnais et en Berri, c’est pendant les nuits d’été, lorsque la chevaline est au pâturage, que certains chaudronniers d’Auvergne et certains vagabonds de la Marche exercent leur industrie. Ils brisent avec dextérité les enferges le mieux cadenassées, montent à poil sur l’animal, lui passent une bride légère dont ils sont munis, et prennent le galop vers leurs montagnes. Raguet grapillait sur le pays d’autres menues captures, poules, oies, bois et graines. Il paraissait doux et mielleux au premier abord, parlait peu, n’allait chez personne, ne souffrait jamais qu’on franchit le seuil de sa porte, et, sauf l’assassinat, ne se faisait faute d’aucune mauvaise pensée et d’aucune mauvaise action.

— Est-ce vous, monsieur Marsillat, dit-il d’une voix traînante ? quoiqu’il eût fort bien reconnu Léon.

— Que faites-vous ici, maître filou ? lui répondit le jeune avocat ; venez-vous flairer ma jument ? Si jamais vous avez le malheur de lui prendre un crin, vous aurez de mes nouvelles.

— Oh ! je ne vous ferai jamais tort à vous, monsieur Marsillat, et vous ne voudriez pas m’en faire.

— Je peux vous en faire beaucoup, souvenez-vous de cela.

— Nenny, Monsieur, vous avez été mon avocat.

— Comme je serais celui du diable, s’il venait me confier sa cause : mais je ne suis pas forcé de l’être toujours, et comme je sais de quoi vous êtes capable…

— Nenny, Monsieur, vous n’en savez rien… je ne vous ai jamais rien avoué.

— C’est pour cela que je vous tiens pour un coquin.

— Vous ne pensez pas ce que vous dites là, monsieur Léon ; mais il ne s’agit pas de ça. Je venais ici pour vous demander un conseil d’affaires.

— Je n’ai pas le temps ; vous pouvez venir le samedi à mon étude…

— Oh ! non, Monsieur, je n’irai pas, et vous me direz bien tout de suite ce que je veux vous demander par rapport à la Jeanne.

— Je ne vous connais aucun rapport avec la Jeanne, je n’ai rien à vous dire.

— Si fait. Monsieur, si fait ! attendez donc que je vous aide à arranger votre chevau !

— Nullement, n’y touchez pas.

— Vous croyez donc, monsieur Léon, reprit Raguet, sans se déconcerter, que la Gothe n’aurait pas le droit de forcer la Jeanne à demeurer avec elle ?

— Et quel intérêt aurait-elle à cela, la Gothe ?

— Vous le savez ben !

— Non.

— C’est dans vos intérêts mieux que dans les miens.

— Je ne comprends pas, dit Marsillat qui voulait voir jusqu’où Raguet pousserait l’impudence.

— Vous voyez ben, monsieur l’avocat, que si vous vouliez aider la Gothe à faire un procès à sa nièce, et plaider pour que la fille demeure où sa tante veut demeurer… pour un temps… vous m’entendez…

— Non, après ?

— Dame ! la maison de chez nous est ben commode, ben écartée. Un galant qui serait curieux d’une jolie fille… une supposition !…

— Vous êtes un drôle, une canaille ; voilà comment je plaiderais pour vous.

— Oh ! faut pas vous fâcher, je n’en veux rien dire, mais vous avez ben fait des jolis cadeaux à la Gothe pour avoir les amitiés de sa nièce ; vous n’êtes même guère cachotier de ces affaires-là !

— C’est possible, je puis désirer de me faire aimer d’une fille et me débarrasser des mendiants importuns par une aumône ; mais user de violence, et me servir de l’entremise du dernier des gredins, qui m’aiderait… une supposition !… à commettre un crime… c’est ce qui ne sera jamais. Bonsoir, l’ami !

— Vous y songerez, et vous en reviendrez, dit tranquillement Raguet.

Marsillat était indigné, et avait une forte envie d’appliquer des coups de cravache à ce misérable. Mais, connaissant bien l’espèce, il songea, au contraire, à le lier par quelque espérance. Raguet le suivait pas à pas dans l’obscurité de l’étable, et Léon craignit que, par dépit, il n’allongea un coup de tranchet aux jarrets de Fanchon. « Allons, c’est assez ! vous ne savez ce que vous dites, reprit-il d’une voix adoucie. Prenez cela pour acheter le pain de votre semaine. Je vous sais malheureux, et j’aime à croire que, sans cela, vous n’auriez pas des pensées si noires.

Raguet palpa dans l’obscurité le pourboire de Marsillat, et quand il se fut assuré que c’était une pièce de 5 fr. il le remercia et sortit de la grange par une porte de derrière, sans renoncer à ses desseins sur Jeanne. Écoutez ! lui cria Léon, et Raguet revint sur ses pas.

— Si vous avez jamais le malneur, lui dit le jeune homme, de faire le moindre tort à la moindre des personnes auxquelles je m’intéresse, je cesse de prendre en pitié votre misère, et je vous signale comme un bandit.

— Oh da ! vous ne le feriez pas ! dit Raguet, vous avez été mon avocat ; ça vous ferait du tort d’avoir si bien plaidé pour un bandit !

— Vous vous trompez, dit Marsillat, un avocat peut avoir été la dupe de son client et ne pas vouloir être son complice. Tenez-vous-le pour dit, et respectez M. le curé de Toull et toutes les personnes que vous avez menacées aujourd’hui devant moi… ou vous aurez de mes nouvelles.

Raguet baissa l’oreille et s’en alla, cherchant à deviner pourquoi Marsillat, qu’il croyait aussi perverti que lui-même, s’intéressait si fort à ses rivaux.

Un quart d’heure après, Marsillat trottait sur Fanchon à côté de Guillaume, que le mouvement du cheval rendait de plus en plus souffrant. Cadet et Jeanne trottinaient en avant sur la Grise. Raguet, caché derrière les blocs de rocher, les regardait partir et commençait à comprendre que Marsillat n’avait pas besoin de lui. Le bon curé, du haut de la plale-forme de la tour, criait à Marsillat : surtout n’oubliez pas mon thermomètre ! Puis il rentra chez lui, triste, mais soulagé d’un grand trouble, à mesure que Jeanne s’éloignait de Toull-Sainte-Croix.

X.

LES PROJETS DE MARIAGE.

La ville de Boussac, formant, avec le bourg du même nom, une population de dix-huit à dix-neuf cents âmes, peut être considérée comme une des plus chétives et des plus laides sous-préfectures du centre. Ce n’est pourtant pas l’avis du narrateur de cette histoire. Jeté sur des collines abruptes, le long de la Petite-Creuse, au confluent d’un autre ruisseau rapide, Boussac offre un assemblage de maisons, de rochers, de torrents, de rues mal agencées, et de chemins escarpés, qui lui donnent une physionomie très-pittoresque. Un poète, un artiste pourrait parfaitement y vivre sans se déshonorer, et préférer infiniment cette résidence à l’orgueilleuse ville de Châteauroux, qui a palais préfectoral, routes royales, théâtre, promenades, équipages, pays plat et physionomie analogue. Bourges, dans un pays plus triste encore, a ses magnifiques monuments, son austère physionomie historique, ses jardins déserts, ses beaux clairs de lune sur les pignons aigus de ses maisons du moyen âge, ses grandes rues où l’herbe ronge le pavé, et ses longues nuits silencieuses qui commencent presque au coucher du soleil. C’est bien l’antique métropole des Aquitaines, une ville de chanoines et de magistrats, la plus oubliée, la plus aristocratique des cités mortes de leur belle mort. Guéret est trop isolé des montagnes qui l’entourent, et n’a rien en lui qui compense l’éloignement de ce décor naturel. L’eau y est belle et claire ; voilà tout. La Châtre n’a que son vallon plantureux derrière le fau-