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JEANNE.

Arthur d’un ton solennel en prenant dans chacune de ses mains la main du frère et celle de la sœur. Et il garda un instant le silence comme pour se recueillir. Guillaume sentit le feu lui monter au visage.

— J’ai pris une grande résolution, mon cher Guillaume, reprit l’Anglais avec gravité ; et comme je sais que vous n’avez pas de secrets pour votre sœur, je suis bien aise de lui soumettre mes plans. J’ai résolu de me marier, et comme j’ai trouvé enfin la personne selon mon cœur, je viens ici pour tâcher de l’obtenir d’elle-même, et de ses parents, si elle en a.

— Nous y voici ! pensa Marie en soupirant, et elle regarda son frère comme pour l’avertir de ne pas laisser sir Arthur s’engager plus avant. Mais Guillaume était absorbé dans ses pensées.

— J’ai écrit deux lettres, continua sir Arthur : une à la personne, directement, et une autre à madame de Charmois, que je suppose être la protectrice, et, pour ainsi dire, la tutrice de la demoiselle attachée à sa fille… Je n’ai pas reçu de réponse, et dans l’inquiétude que ma demande, un peu contraire aux usages peut-être, n’ait pas été prise au sérieux, je suis venu vite pour m’en expliquer nettement. Je ne crois pas madame de Charmois très-bien disposée en ma faveur. C’est donc vous, mon cher Guillaume, et peut-être vous aussi, ma bonne mademoiselle Marie, que je veux charger d’être tout naïvement et tout loyalemenl les négociateurs de mon mariage avec miss Jane…, dont je ne sais pas le nom, mais dont la figure me plaît et me donne une entière sécurité.

— Cher Arthur, répondit Guillaume, vous êtes noble et admirable, surtout dans vos bizarreries ; mais vous nous voyez bien malheureux, ma sœur et moi, d’avoir à vous désabuser. Vous avez donné, bien plus que nous ne voulions, et bien malgré nous, à la fin, dans une plaisanterie dont nous étions loin de prévoir les conséquences. Il faut donc vous le dire… miss Jane n’a jamais existé.

— Hô !… dit M. Harley avec l’accent indéfinissable de surprise flegmatique que les Anglais mettent dans cette exclamation.

— Hélas, non ! dit mademoiselle de Boussac avec un sourire compatissant et en pressant la main de M. Harley. Ni mademoiselle de Charmois ni moi n’avons de gouvernante. Miss Claudia et miss Jane sont tout bonnement Jeanne et Claudie, l’une femme de service, l’autre vachère et laitière de la maison.

— Hô ! fit l’Anglais, dont les grands yeux bleus s’arrondissaient de plus en plus.

— Consolez-vous, reprit Marie avec douceur. Vous vous êtes trompé sur la condition sociale de la personne : mais ni la cranioscopie du docteur Gall, ni la physiognomonie du révérend Lavater n’ont menti relativement au mérite moral de Jeanne. Jeanne est aussi bonne et aussi pure qu’elle est belle. C’est un ange. Mais je dois vous dire bien vite qu’elle n’a reçu aucune espèce d’éducation, qu’elle a vécu aux champs avec les troupeaux, qu’elle est fille de la nourrice de Guillaume, une simple paysanne, enfin qu’elle ne sait pas lire, et qu’il est à craindre qu’elle ne puisse jamais l’apprendre, car elle manque d’aptitude pour toutes nos vaines connaissances, et elle comprend mieux les choses du ciel que celles de la terre.

— Hô ! fit l’Anglais pour la troisième fois, et il resta plongé dans ses réflexions.

— Mon cher Arthur, lui dit Guillaume, ne craignez pas les suites de votre erreur. Nous serions désespérés que notre folle plaisanterie autorisât seulement un sourire hors de la famille. Madame de Charmois ne nous a point parlé de votre billet, nous ignorons même si elle l’a reçu. Quant à Jeanne, comme elle ne sait pas lire, c’est nous qui seuls avons eu communication de votre lettre, et nous ne lui en avons nullement fait part. Nous vous remettrons cette lettre ; qu’il n’en soit jamais question, même en riant. Ma mère elle-même ignore tout. Quant à la Charmois, il vous sera facile de lui faire croire que votre billet est une suite du poisson d’avril, et que c’est vous qui vous êtes moqué d’elle.

M. Harley n’avait pas entendu un mot du discours de Guillaume. Il était occupé à commenter celui de Marie, qui résonnait encore à ses oreilles. Il se tourna vers elle, et lui fit, d’une manière posée et très-méthodique, une série de questions sur le caractère, les goûts et les habitudes de Jeanne. À quoi la jeune fille répondit avec toute la vivacité de sa tendresse et de son admiration pour Jeanne, et elle termina par un panégyrique complet, mais parfaitement sincère, où elle ne lui dissimula rien des difficultés qu’il aurait sans doute dans les commencements à échanger ses pensées avec un être si candide et si différent du monde où il avait vécu jusqu’alors. M. Harley écouta attentivement, froidement en apparence. Puis, l’horloge sonnant une heure après minuit, il baisa la main de Marie en lui disant : « Vous êtes un ange, vous aussi. Je vous demande la nuit pour réfléchir et prendre mon parti.

— Prenez plus de temps, ami, dit Guillaume, rien ne presse. Jeanne ignore vos intentions… »

Mais M. Harley semblait être sourd à la voix de Guillaume. Guillaume, lui parlant de l’effet de ses démarches et du soin de sa dignité aux yeux d’autrui, ne pouvait le distraire de sa passion. Car, qui l’eût deviné ? Sir Arthur, sous son apparence imperturbable, avait une grande spontanéité et, en même temps une grande ténacité dans ses affections. Il prit congé de Marie sur l’escalier, traversa sur la pointe du pied les corridors du vieux château, et arriva avec Guillaume à la chambre qu’on lui avait préparée.

Le premier objet qui frappa ses regards en y entrant, et qui lui arracha encore un hô ! étouffé, fut Jeanne, debout auprès de son lit, couvrant de taies blanches les oreillers destinés à son sommeil… Jeanne, ayant le commandement en chef des lessives et les clefs du garde-meuble, présidait à la distribution du linge, et le fin ne passait jamais que par ses mains. La toile, blanche comme la neige, était parfumée, grâce à ses soins, d’iris et de violettes, et elle touchait sans les froisser les garnitures de mousseline légère qu’elle faisait flotter autour des coussins. Elle avait un peu de lenteur dans tous ses mouvements ; mais, comme elle ne se reposait jamais, son travail incessant devançait encore l’activité souvent étourdie et bruyante de Claudie. Il y avait dans sa physionomie une sorte de majesté angélique qui faisait disparaître la vulgarité de ses attributions. À la voir nouer lentement les cordons de ses oreillers, d’un air sérieux et pensif, on eût dit d’une grande-prêtresse occupée à quelque mystérieuse fonction dans les sacrifices.

L’Anglais resta immobile sans lui dire un mot. Guillaume, ému, se sentit cloué au plancher. Il eût mieux aimé en cet instant perdre l’amitié de sir Arthur que de le laisser seul avec Jeanne, et Dieu sait pourtant que sir Arthur eût été encore plus timide et plus réservé que Guillaume dans un tête-à-tête avec cette jeune fille. Cette dernière, impassible et la tête penchée, faisait tous ses nœuds en conscience. Il sembla à Guillaume qu’elle entrelaçait le nœud gordien, tant les secondes lui parurent longues. Enfin elle sortit, et l’Anglais amoureux, qui n’avait osé lui dire ni bonjour, ni bonsoir, se laissa tomber dans un fauteuil en poussant un gros soupir. « Demain, mon cher Guillaume, demain, dit-il en secouant la main du jeune baron pour prendre congé de lui, je vous dirai ce que tout cela sera devenu dans mon esprit. La nuit porte conseil.

— Vous comptez donc veiller ? lui demanda Guillaume, qui, malgré son affection pour lui, ne pouvait se défendre d’un peu d’amertume ironique dans le fond de son âme. Je vous conseille, au contraire, de bien dormir, mon ami, car vous devez être brisé de fatigue. Le repos vous rendra l’esprit plus libre et plus sain pour réfléchir demain.

M. Harley ne répondit pas, et Guillaume le quitta, douloureusement jaloux de sa liberté et de son courage.

Arthur ouvrit ses malles qui l’avaient devancé, et qu’on avait déposées dans cet appartement, endossa sa robe de chambre, chaussa ses pantoufles, alluma deux bougies sur la cheminée, et se plongea dans son fauteuil, pour se livrer plus à l’aise à ses méditations. Mais il n’y avait pas encore donné cinq minutes qu’on frappa légèrement à sa