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JEANNE.

pression diverse que plusieurs personnes reçoivent et conservent d’un même fait est assez prouvée par l’expérience journalière.

Sir Arthur n’avait été qu’une fois en sa vie aux pierres jomâtres. Ce lieu sauvage avait laissé dans son souvenir un tableau distinct, et les moindres circonstances qui s’y rattachaient lui semblaient en faire partie. Marsillat ayant cent fois passé par là avant et après, eût été fort embarrassé de noter un cas particulier. Il avait guetté et surpris bien d’autres fois, et moins innocemment peut-être, les bergères endormies dans les rochers et sous les buissons de ces parages peu fréquentés. Cependant la demeure éloignée et les habitudes sauvages de Jeanne l’avaient tenue assez longtemps à l’abri des regards de l’ardent chasseur, pour qu’il eût oublié ses traits, d’ailleurs fort changés et pour ainsi dire transformés depuis la rencontre du mont Barlot jusqu’à l’époque où les yeux noirs de Claudie avaient attiré le jeune avocat vers les bruyères de Toull et les dolmens d’Ep-Nell. Quant à Guillaume, quatre ans passés à Paris dans le monde avaient pour ainsi dire mis un abîme entre les souvenirs de son adolescence et les émotions d’une vie nouvelle.

Lorsque tout le monde se fut retiré de bonne heure, suivant la coutume pacifique et régulière de la cité de Boussac, Arthur, Guillaume et Marie prolongèrent encore quelque temps la veillée dans le grand salon. L’Anglais persistait dans son amour pour Jeanne, et mademoiselle de Boussac, bien loin de l’en dissuader, admirait ce qu’elle appelait sa sagesse, et s’enthousiasmait avec lui pour son étrange projet d’hyménée. Guillaume était taciturne, et, enfoncé sous la grande cheminée, il tourmentait les tisons avec une agitation singulière. M. Harley voulait l’amener à lui donner une complète adhésion ; mais le jeune homme se retranchait sur le danger d’unir indissolublement une intelligence éclairée avec des instincts honnêtes mais aveugles. Puis il revenait à la lutte, peut-être éternelle, que son ami aurait à soutenir contre l’opinion. Il s’effrayait du ridicule et du blâme qui allaient s’attacher à cette résolution excentrique. Arthur combattait ces objections par des arguments sans réplique au point de vue du sentiment et de la raison naturelle, et Guillaume était ému, oppressé, et comme vaincu au fond de son âme. Et alors il trouvait un secret soulagement à prévoir que Jeanne, fidèle à sa bizarre détermination, repousserait l’idée du mariage, et il conjurait sir Arthur de ne pas se déclarer avant que sa sœur ou lui-même, au besoin, eussent réussi à savoir le fond des pensées de la mystérieuse bergère. Et alors aussi Marie le grondait de sa froideur et de sa faiblesse en présence du rôle sublime de leur ami. Enfin, il fut résolu que, le lendemain, mademoiselle de Boussac s’attacherait aux pas de Jeanne jusqu’à ce qu’elle lui eût arraché son secret.

XVII.

LA GRANDE PASTOURE.

Le soleil n’était pas encore levé lorsque la romanesque Marie alla trouver Jeanne dans l’étable, et s’asseyant sur le bord de la crèche, tandis que la jeune fille trayait ses vaches, elle entra en matière par l’aventure du mont Barlot. Lorsqu’elle lui eut déclaré et assuré que Guillaume, Arthur et Marsillat étaient les auteurs du miracle dont elle avait fait l’événement capital de sa vie, la belle laitière suspendit son travail et resta comme étourdie sous cette révélation. Si tout autre la lui eût faite, elle n’y eût jamais cru, mais elle vénérait sa jeune maîtresse presque à l’égal de sa patronne, la Vierge des Cieux, et elle demeura comme étourdie et consternée sous le coup de la froide réalité. Vraiment, quand on ôte au paysan sa foi au prodige, il semble qu’on lui enlève une partie de son âme.

— Eh bien ! ma Jeanne, dit la jeune châtelaine, tu regrettes donc beaucoup ton rêve ?

— Oui, ma chère demoiselle, j’en ai du regret, répondit Jeanne ; je m’étais accoutumée à y penser tous les jours. Mais si ça m’ôte un plaisir, ça m’ôte aussi une peine.

— Explique-toi clairement. Tu peux bien tout me dire, à moi, Jeanne. Tu sais combien je t’aime. Tu sais aussi que je ne me moque jamais de toi, et bien que j’aie ignoré jusqu’ici à quel point tu croyais aux fades, je me sens moins que jamais capable de te tourmenter et de t’humilier.

— Oh ! je le sais, ma chérie mignonne ; vous avez trop bon cœur ! Mais enfin, vous ne croyez pas les mêmes choses que nous.

— C’est vrai ; mais je puis t’écouter, et peut-être adopter tes idées si elles me paraissent justes. Voyons, instruis-moi dans ta croyance comme si j’étais païenne et que tu voulusses me convertir. Apprends-moi ce que c’est que les fades.

— Eh ! Mam’selle, c’est bien simple ; elles sont filles de Dieu ou filles du diable. Elles nous aiment ou nous haïssent, nous soulagent ou nous tourmentent, nous conservent dans le bien ou nous jettent dans le mal, selon que nous les connaissons, et que nous nous donnons aux bonnes ou aux mauvaises. Quand une personne a la connaissance, elle fait son salut en restant sage. Quand elle ne connaît rien, il lui vient des mauvaises pensées, et elle se laisse aller au mal sans savoir comment.

— Eh bien ! quand tu as trouvé, après ton sommeil sur les pierres jomâtres, ces pièces dans ta main, as-tu regardé cela comme un présent des fées ou comme un piège ?

— Attendez, ma mignonne. Il faut tout vous dire. Vous ne savez pas qu’il y a un trésor caché dans notre pays !

— Je sais cela. Tout le monde le cherche et personne ne le trouve. On dit aussi qu’il y a un veau d’or massif enterré sous la montagne de Toull ; que ce veau d’or, ou ce bœuf d’or, comme vous l’appelez, se lève, sort de son gîte caché à certaines époques de l’année, particulièrement à la nuit de Noël, et qu’il se met à courir la campagne en jetant du feu par les yeux et par les naseaux.

— Oui, Mam’selle, c’est comme ça que ça se dit.

— On dit encore que si quelqu’un, coupable d’une mauvaise action, vient à rencontrer le bœuf, le bœuf l’épouvante, le poursuit, et peut le tuer ; au lieu que si la personne est en état de grâce, et marche droit à lui, elle n’a rien à craindre. Enfin, on dit que si cette personne a le bonheur de le rencontrer la nuit de Noël, juste à l’heure de l’élévation de la messe, elle peut le saisir par les cornes et le dompter ; alors le bœuf d’or s’agenouille devant elle, et la conduit à son trou qui est justement le trou à l’or, l’endroit où gît le trésor de l’ancienne ville de Toull, perdu et cherché depuis des milliers d’années.

— Oui, Mam’selle ; vous savez donc tout ça ?

— Je l’avais entendu raconter en plaisantant, et hier soir, M. Marsillat nous a donné beaucoup de détails, et nous a assuré que presque tous les habitants de Toull et des environs croyaient fermement à cette folie, quoiqu’ils ne l’avouent pas aux bourgeois. Et toi, Jeanne, est-ce que tu y crois ?

— Ma mignonne, vous dites déjà que c’est une folie ! Moi, je ne dis rien là-dessus. Je ne peux pas dire que ce soit faux, ma mère y croyait. Je ne veux pas dire que ce soit vrai, M. le curé de Toull dit que c’est un péché. Seulement, j’ai toujours tâché de ne pas faire de mal, afin de n’être pas tuée par le bœuf, si je venais à le rencontrer, et de trouver le trésor, si c’est la volonté de Dieu.

— Allons ! ma bonne Jeanne, tu y crois. Après ?

— Après, Mam’selle ? Est-ce qu’on ne vous a pas dit que pour n’être pas en danger, il faut n’avoir jamais eu de l’or tant seulement un brin en sa possession ?

— C’est vrai, on me l’a dit aussi. Vous pensez donc que l’or porte malheur ?

— Ça, j’en suis bien sûre ! Toutes les fois qu’un bourgeois en a montré à une fille, elle a quasiment perdu l’esprit, et elle s’est rendue à lui, quand même il était vieux, méchant et vilain. Eh bien ! le jour où je trouvai de l’or dans ma main, je commençai par le jeter bien loin de moi. Ensuite, pour qu’il ne portât pas malheur à