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JEANNE.

sur moi ! Tu ne peux m’accorder ce baiser, je le conçois ; aussi je ne te le demande plus. Mais tu ne peux m’empêcher de le prendre malgré toi, et tout le péché est pour moi seul… Non, non, tu n’es pas coupable de n’être pas la plus forte… Refuse, c’est ton devoir… mais laisse-moi user de mon droit.

Marsillat poursuivait Jeanne, qui fuyait autour de la chambre lorsque des coups violents ébranlèrent la porte de la tour.

XXIII.

LE VAGABOND.

Au moment où Jeanne avait quitté le château, Cadet, étonné de ce brusque départ, avait été en avertir Claudie. Claudie s’était empressée d’en informer Marie, et Marie inquiète et effrayée, n’avait pas tardé à en demander l’explication à sa mère. Madame de Boussac avait eu recours à la haute politique de madame de Charmois ; et celle-ci, trouvant ce dénoûment beaucoup meilleur que tous ceux qu’elle avait imaginés, s’était chargée, sans vouloir expliquer ses moyens, de faire accepter à Guillaume la nécessité de cette séparation.

En effet, ce soir-là, madame de Charmois ayant été enfermée un quart-d’heure avec Guillaume, le jeune homme parut abattu et résigné à son sort. Mais tandis que la sous-préfette allait se vanter de sa victoire auprès de la châtelaine, Guillaume s’habillait à la hâte, et descendait à l’écurie, où, sans l’aide de personne, et profitant à dessein du moment où les domestiques étaient occupés à souper, il sella lui-même Sport, le fit sortir doucement par une porte de derrière, l’enfourcha et prit au galop la route de Toull.

Jeanne avait plus d’une heure d’avance sur lui, et il pressait son cheval, désirant la rejoindre et la faire renoncer à son projet avant qu’elle eût gagné Toull. Mais il avait déjà dépassé le mont Barlot et les pierres jomâtres sans la rencontrer, lorsqu’il se trouva au détour du chemin face à face avec sir Arthur.

La nuit était encore assez sombre ; mais l’Anglais étant sur un terrain plus élevé que Guillaume, celui-ci le reconnut à la silhouette de son grand chapeau de paille et au collet de son carrick imperméable, qui se dessinait sur le fond transparent de l’air. — Arrêtez-vous, ami ; lui dit-il en l’abordant, et reconnaissez-moi.

— À cheval et en voyage ? sécria sir Arthur ; Dieu soit loué ! mon cher Guillaume est guéri !

— Oui, Arthur, guéri, tout à fait guéri, répondit Guillaume d’une voix altérée. J’aurais beaucoup de choses à vous dire ; mais, avant tout, dites-moi, vous, si vous avez rencontré Jeanne sur votre chemin ?

— Jeanne ? Jeanne dehors aussi à cette heure ? Je n’ai pas rencontré une âme depuis Toull, d’où je viens directement. J’y ai passé la journée à causer avec le curé Alain, et personne à Toull n’attendait Jeanne. Expliquez-moi…

— Arthur, vous savez tout. Vous avez deviné que j’aimais Jeanne, et c’est pour cela que vous vous êtes éloigné ; mais ce que vous ne savez peut-être pas, Arthur, c’est que je l’ai offensée, et c’est pour cela qu’elle a fui, elle aussi. Mon Dieu ! mon Dieu ! quelle épouvante s’éveille en moi ! Où peut-elle être ?

— Mais depuis quand est-elle partie ?

— Depuis une heure, deux heures, je ne sais pas au juste ; les minutes me paraissent des années depuis que je la cherche…

— Elle ne peut être loin, dit M. Harley. Tenez, séparons-nous. Je vais retourner à Toull, je m’informerai d’elle dans toutes les cabanes du chemin, et vous, vous en ferez autant en retournant à Boussac. Elle se sera infailliblement arrêtée quelque part.

— Vous avez raison, Arthur, séparons-nous.

— Attendez, Guillaume ; pourquoi cette inquiétude si vive ?… Quel danger peut courir Jeanne dans ce pays, où elle est connue, et où les paysans sont doux et hospitaliers ?

— Mon ami, je crains que quelqu’un chez moi n’ait offensé Jeanne encore plus que moi ! J’ignore… Je soupçonne… Mais je ne puis accuser ma mère ! Je crains le désespoir de Jeanne !

— Mais qu’avez-vous à lui dire pour la calmer, Guillaume ! Êtes-vous autorisé à la ramener chez vous ?

— Arthur, sa place est chez moi, auprès de moi, entre ma sœur et moi !… Elle ne doit plus nous quitter, et je sais ce que j’ai à lui dire pour la consoler du mal que je lui ai fait.

— Si vous êtes décidé à lui offrir une affection digne d’elle et de vous, Guillaume, vous me connaissez, vous pouvez compter…

— Vous ne me comprenez pas, Arthur. Je vous expliquerai tout… Mais ce n’est pas le moment ; il faut chercher Jeanne et la retrouver.

— Vous pourriez, bien la chercher longtemps ! dit une voix creuse qui partit d’auprès d’eux. Et Guillaume, détournant la tête, vit, courbé sous une besace et appuyé sur un bâton, un homme qui avait l’apparence d’un mendiant et qui passait lentement entre son cheval et celui d’Arthur.

— Qui êtes-vous ? s’écria l’Anglais en le saisissant au collet d’une main athlétique. Savez-vous où est la personne dont nous parlons ?

— Si vous commencez par m’étrangler, je ne pourrai pas vous le dire, répondit Raguet avec beaucoup de sang-froid.

L’obscurité ne permettait pas à Guillaume de distinguer les traits de maître Bridevache, et d’ailleurs il est douteux qu’ils se fussent gravés dans sa mémoire. Il lui semblait pourtant que cette voix lugubre ne lui était pas inconnue. Voyant que sir Arthur allait le lâcher, il s’empara à son tour du collet de sa veste déguenillée en lui répétant la question de l’Anglais :

— Qui êtes-vous ?

— Je suis un pauvre homme qui cherche sa pauvre vie, répondit Raguet ; mais ne me violentez pas et ne me dessoubrez pas mes vêtements[1], mon bon monsieur ; ça ne vous servirait à rien.

Et Raguet fit tourner lestement le manche de son bâton dans sa main sèche et agile, prêt à en asséner au besoin un coup violent sur la tête de Sport, pour forcer le cavalier à lâcher prise.

— Brave homme, dit M. Harley avec douceur, si vous avez vu passer une jeune fille par ce chemin, dites-nous où elle peut être, et vous en serez récompensé.

— Quelle jeune fille cherchez-vous ? reprit Raguet feignant de ne plus être sûr de son fait Si c’est Jeanne, la fille de la mère Tula, la belle pastoure d’Ep-Nell, comme on l’appelle dans le pays, je l’ai vue, je l’ai très-bien vue, et je sais quel chemin elle a pris. Mais vous n’y êtes pas, mes enfants, et vous pourriez bien vous promener toute la nuit de Toull à Boussac sans la rencontrer.

— Dites donc où elle est ! s’écria Guillaume. Dépêchez-vous

— Et si je vous le dis, et que ça me fasse du tort, qu’est-ce qui m’en reviendra ?

— Combien voulez-vous ? dit l’Anglais.

— Dame ! Monsieur, vous êtes assez raisonnable pour savoir qu’un service en vaut un autre. Et ces services-là, ça se paie ; ça se paie même cher au jour d’aujourd’hui. Vous n’avez pas trop de bonnes intentions sur la fille, car vous voilà deux, et elle n’aura guère moyen de se défendre si elle ne veut pas de vous.

— Misérable ! gardez pour vous vos infâmes commentaires, et parlez, ou je vous étrangle ! s’écria Guillaume, hors de lui, en secouant le vagabond.

— Doucement, mon petit, doucement, dit Raguet ; prenez garde de vous échauffer ! On ne moleste pas comme ça le pauvre monde : on s’en repent un jour ou l’autre.

— Calmez-vous, Guillaume, reprit sir Arthur, et laissez ce vieux fou s’expliquer. Voyons, vous savez bien qui nous sommes, probablement, et vous voulez de l’argent. Vous en aurez ; parlez vite, ou nous croirons que

  1. Dessoubrer, déchirer.