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MAUPRAT.

changer tout à coup de manières et de langage. « Qu’est-ce que cela a donc de surprenant pour elle ? me disais-je ; n’est-ce pas une comédie qu’elle joue ? et si les Mauprat ne sont pas là derrière quelque boiserie à nous écouter, ne leur racontera-t-elle pas mot pour mot tout ce qui se sera passé ? Cependant elle tremble comme une feuille de peuplier… Mais si c’est une comédienne ? J’en ai vu une qui faisait Geneviève de Brabant et qui pleurait à s’y méprendre. » J’étais dans une grande perplexité, et je promenais des yeux hagards tantôt sur elle, tantôt sur les portes que je croyais toujours prêtes à s’ouvrir toutes grandes, aux éclats de rire de mes oncles.

Cette femme était belle comme le jour. Je ne crois pas que jamais il ait existé une femme aussi jolie que celle-là. Ce n’est pas moi seulement qui l’atteste ; elle a laissé une réputation de beauté qui n’est pas encore oubliée dans le pays. Elle était d’une taille assez élevée, svelte, et remarquable par l’aisance de ses mouvements. Elle était blanche avec des yeux noirs et des cheveux d’ébène. Ses regards et son sourire avaient une expression de bonté et de finesse dont le mélange était incompréhensible ; il semblait que le ciel lui eût donné deux âmes, une toute d’intelligence, une toute de sentiment.

Elle était naturellement gaie et brave ; c’était un ange que les chagrins de l’humanité n’avaient pas encore osé toucher. Rien ne l’avait fait souffrir, rien ne lui avait appris la méfiance et l’effroi. C’était donc là la première souffrance de sa vie, et c’était moi, brute, qui la lui inspirais. Je la prenais pour une bohémienne, et c’était un ange de pureté.

C’était ma jeune tante à la mode de Bretagne, Edmée de Mauprat, fille de M. Hubert, mon grand-oncle (à la mode de Bretagne aussi), qu’on appelait le chevalier, et qui s’était fait relever de l’ordre de Malte pour se marier dans un âge déjà mûr ; car ma tante et moi nous étions du même âge. Nous avions dix-sept ans tous deux, à quelques mois de différence ; et ce fut là notre première entrevue. Celle que j’aurais dû protéger au péril de ma vie envers et contre tous, était là, devant moi, palpitante et consternée comme une victime devant le bourreau.

Elle fit un grand effort, et s’approchant de moi, qui marchais avec préoccupation dans la salle, elle se nomma et ajouta : « Il est impossible que vous soyez un infâme comme tous ces brigands que je viens de voir et dont je sais la vie infernale. Vous êtes jeune ; votre mère était bonne et sage. Mon père voulait vous élever et vous adopter. Encore aujourd’hui il regrette de ne pouvoir vous tirer de l’abîme où vous êtes plongé. N’avez-vous pas reçu plusieurs messages de sa part ? Bernard, vous êtes mon proche parent, songez aux liens du sang ; pourquoi voulez-vous m’insulter ? Veut-on m’assassiner ici ou me donner la torture ? Pourquoi m’a-t-on trompée en me disant que j’étais à Rochemaure ? Pourquoi s’est-on retiré d’un air de mystère ? Que prépare-t-on ? que se passe-t-il ? » La parole expira sur ses lèvres ; un coup de fusil venait de se faire entendre au dehors. Une décharge de la coulevrine y répondit, et la trompe d’alarme ébranla de sons lugubres les tristes murailles du donjon. Mademoiselle de Mauprat retomba sur sa chaise. Je restai immobile, ne sachant si c’était là une nouvelle scène de comédie imaginée pour se divertir de moi, et décidé à ne point me mettre en peine de cette alarme jusqu’à ce que j’eusse la preuve certaine qu’elle n’était pas simulée.

« Allons, lui dis-je en me rapprochant d’elle, convenez que tout ceci est une plaisanterie. Vous n’êtes pas mademoiselle de Mauprat, et vous voulez savoir si je suis un apprenti capable de faire l’amour. — J’en jure par le Christ, répondit-elle en prenant mes mains dans ses mains froides comme la mort, je suis Edmée, votre parente, votre prisonnière, votre amie ; car je me suis toujours intéressée à vous, j’ai toujours supplié mon père de ne pas vous abandonner… Mais écoutez, Bernard, on se bat, on se bat à coups de fusil ! C’est mon père qui vient me chercher sans doute, et on va le tuer ! Ah ! s’écria-t-elle en tombant à genoux devant moi, allez empêcher cela, Bernard, mon enfant ! Dites à vos oncles de respecter mon père, le meilleur des hommes, si vous saviez ! dites-leur que, s’ils nous haïssent, s’ils veulent verser du sang, eh bien ! qu’ils me tuent, qu’ils m’arrachent le cœur, mais qu’ils respectent mon père… »

On m’appela du dehors d’une voix véhémente : « Où est ce poltron ? où est cet enfant de malheur ? » disait mon oncle Laurent. On secoua la porte ; je l’avais si bien fermée qu’elle résista à des secousses furieuses. « Ce misérable lâche s’amuse à faire l’amour pendant qu’on nous égorge ! Bernard, la maréchaussée nous attaque. Votre oncle Louis vient d’être tué. Venez, pour Dieu, venez, Bernard ! — Que le diable vous emporte tous ! m’écriai-je, et soyez tué vous-même, si je crois un mot de tout cela ; je ne suis pas si sot que vous pensez ; il n’y a de lâches ici que ceux qui mentent. Moi, j’ai juré que j’aurais la femme, et je ne la rendrai que quand il me plaira. — Allez au diable ! répondit Laurent, vous faites semblant… « Les décharges de mousqueterie redoublèrent. Des cris affreux se firent entendre. Laurent quitta la porte et se mit à courir vers le bruit. Son empressement marquait tant de vérité que je n’y pus résister. L’idée qu’on m’accuserait de lâcheté l’emporta ; je m’avançai vers la porte. « Ô Bernard ! ô monsieur de Mauprat ! s’écria Edmée en se traînant après moi, laissez-moi aller avec vous ; je me jetterai aux pieds de vos oncles, je ferai cesser ce combat, je leur céderai tout ce que je possède, ma vie, s’ils la veulent… pour que celle de mon père soit sauvée. — Attendez, lui dis-je en me retournant vers elle, je ne peux pas savoir si on ne se moque pas de moi. Je crois que mes oncles sont là derrière la porte, et que, pendant que nos valets de chiens tiraillent dans la cour, on tient une couverture pour me berner. Vous êtes ma cousine, ou vous êtes une… Vous allez me faire un serment, et je vous en ferai un à mon tour. Si vous êtes une princesse errante, et que, vaincu par vos grimaces, je sorte de cette chambre, vous allez jurer d’être ma maîtresse et de ne souffrir personne auprès de vous avant que j’aie usé de mes droits ; ou bien, moi, je vous jure que vous serez corrigée comme j’ai corrigé ce matin Flore, ma chienne mouchetée. Si vous êtes Edmée, et que je vous jure de me mettre entre votre père et ceux qui voudraient le tuer, que me promettrez-vous, que me jurerez-vous ? — Si vous sauviez mon père, s’écria-t-elle, je vous jure que je vous épouserais. — Oui-da ! lui dis-je, enhardi par son enthousiasme dont je ne comprenais pas la sublimité. Donnez-moi donc un gage, afin qu’en tout cas je ne sorte pas d’ici comme un sot. » Elle se laissa embrasser sans faire résistance ; ses joues étaient glacées. Elle s’attachait machinalement à mes pas pour sortir ; je fus obligé de la repousser. Je le fis sans rudesse, mais elle tomba comme évanouie. Je commençai à comprendre la réalité de ma situation, car il n’y avait personne dans le corridor, et les bruits du dehors devenaient de plus en plus alarmants. J’allais courir vers mes armes, lorsqu’un dernier mouvement de méfiance, ou peut-être un autre sentiment, me fit revenir sur mes pas et fermer à double tour la porte de la salle où je laissais Edmée. Je mis la clef dans ma ceinture, et j’allai aux remparts, armé de mon fusil que je chargeai en courant.

C’était tout simplement une attaque de la maréchaussée ; il n’y avait là rien de commun avec mademoiselle de Mauprat. Nos créanciers avaient obtenu prise de corps contre nous. Les gens de loi, battus et maltraités, avaient requis de l’avocat du roi au présidial de Bourges un mandat d’amener, que la force armée exécutait de son mieux, espérant s’emparer de nous avec facilité au moyen d’une surprise nocturne. Mais nous étions en meilleur état de défense qu’ils ne pensaient ; nos gens étaient braves et bien armés, et puis nous nous battions pour notre existence tout entière ; nous avions le courage du désespoir, et c’était un avantage immense. Notre troupe montait à vingt-quatre personnes, la leur à plus de cinquante militaires. Une vingtaine de paysans lançaient des pierres sur les côtés, mais ils faisaient plus de mal à leurs alliés qu’à nous.

Le combat fut acharné pendant une demi-heure, puis notre résistance effraya tellement l’ennemi qu’il se replia et suspendit ses hostilités ; mais il revint bientôt à la