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TEVERINO.

— Eh bien, si vous êtes cassant et brutal, je vous aime mieux ainsi. Parlez donc.

— L’absence d’amour vous exaspère, votre ennui est l’impatience et non le dégoût de vivre, votre fierté exagérée trahit une faiblesse incroyable. Il faut aimer, Sabina.

— Vous parlez d’aimer comme de boire un verre d’eau. Est-ce ma faute, si personne ne me plaît ?

— Oui, c’est votre faute ! Votre esprit a pris un mauvais tour, votre caractère s’est aigri, vous avez caressé votre amour-propre, et vous vous estimez si haut désormais que personne ne vous semble digne de vous. Vous trouvez que je vous dis de grandes duretés, n’est-ce pas ? Aimeriez-vous mieux des fadeurs ?

— Oh ! je vous trouve charmant aujourd’hui, au contraire ! s’écria en riant lady G… sur le beau visage de laquelle un peu d’humeur avait cependant passé. Eh bien, laissez-moi me justifier, et citez-moi quelqu’un qui me donne tort. Je trouve tous les hommes que le monde jette autour de moi ou vains et stupides, ou intelligents et glacés. J’ai pitié des uns, j’ai peur des autres.

— Vous n’avez pas tort. Pourquoi ne cherchez-vous pas hors du monde ?

— Est-ce qu’un femme peut chercher ? Fi donc !

— Mais on peut se promener quelquefois, rencontrer, et ne pas trop fuir.

— Non, on ne peut pas se promener hors du monde, le monde vous suit partout, quand on est du grand monde. Et puis, qu’y a-t-il hors du monde ? des bourgeois, race vulgaire et insolente ; du peuple, race abrutie et malpropre ; des artistes, race ambitieuse et profondément égoïste. Tout cela ne vaut pas mieux que nous, Léonce. Et puis, si vous voulez que je me confesse, je vous dirai que je crois un peu à l’excellence de notre sang patricien. Si tout n’était pas dégénéré et corrompu dans le genre humain, c’est encore là qu’il faudrait espérer de trouver des types élevés et des natures d’élite. Je ne nie pas les transformations de l’avenir, mais jusqu’ici je vois encore le sceau du vasselage sur tous ces fronts récemment affranchis. Je ne hais ni ne méprise, je ne crains pas non plus cette race qui va, dit-on, nous chasser ; j’y consens. Je pourrais avoir de l’estime, du respect et de l’amitié pour certains plébéiens ; mais mon amour est une fleur délicate qui ne croît pas dans le premier terrain venu ; j’ai des nerfs de marquise ; je ne saurais me changer et me maniérer. Plus j’accepte l’égalité future, moins je me sens capable de chérir et de caresser ce que l’inégalité a souillé dans le passé. Voilà toute ma théorie, Léonce, vous n’avez donc pas lieu de me prêcher. Voulez-vous que je me fasse sœur de charité ? Je ne demande pas mieux que de surmonter mes dégoûts en vue de la charité ; mais vous voulez que je cherche le bonheur de l’amour, là où je ne vois à pratiquer que l’immolation de la pénitence !

— Je ne vous prêcherai rien, Sabina ; je ne vaux ni mieux ni moins que vous ; seulement, je crois avoir un instinct plus chaud, un désir plus ardent de la dignité de l’homme, et cette ardeur vraie est venue le jour où je me suis senti artiste. Depuis ce jour le genre humain m’est apparu, non pas partagé en castes diverses, mais semé de types supérieurs par eux-mêmes. Je ne crois donc pas l’habitude assez influente sur les âmes, assez destructive du pouvoir divin, pour avoir flétri à jamais la postérité des esclaves. Quand il plaît à Dieu que la Fornarina soit belle, et que Raphaël ait du génie, ils s’aiment sans se demander le nom de leurs aïeux. La beauté de l’âme et du corps, voilà ce qui est noble et respectable ; et, pour être sortie d’une ronce, la fleur de l’églantier n’est pas moins suave et moins charmante.

— Oui, mais pour aller la respirer, il faut vous déchirer dans de sauvages buissons. Et puis, Léonce, nous ne pouvons pas voir de même la beauté idéale. Vous êtes homme et artiste, c’est-à-dire que vous avez un sentiment à la fois plus matériel et plus exalté de la forme ; votre art est matérialiste. C’est le divin Raphaël épris de la robuste Fornarina. Eh bien, oui ! la maîtresse du Titien me paraît aussi une belle grosse femme sensuelle, nullement idéale… Nous autres, patriciennes, nous ne concevons pas… Mais, grand Dieu ! voici un équipage qui vient à nous, et qui ressemble tout à fait à celui de la marquise !

— Et c’est elle-même avec le jeune docteur !

— Voyez, Léonce, voici une femme plus facile à satisfaire que moi ! Nous allons surprendre une intrigue. Elle se faisait passer pour malade, et voilà qu’elle se promène avec…

— Avec son médecin, comme vous avec le vôtre, Madame. Elle s’amuse par ordonnance.

— Oui, mais vous n’êtes que le médecin de mon âme…

— Vous êtes cruelle, Sabina ! que savez-vous si ce beau jeune homme ne s’adresse pas plutôt à son cœur qu’à ses sens ?… Et si elle pensait aussi mal de vous, ne serait-elle pas profondément injuste, puisque moi, qui suis en tête-à-tête avec vous, je ne m’adresse ni à votre cœur, ni…

— Juste ciel ! Léonce ! vous m’y faites penser. Elle est méchante, elle a besoin de se justifier par l’exemple des autres… elle va passer près de nous. Elle est hardie ; au lieu de se cacher elle va nous observer, me reconnaître… c’est peut-être déjà fait !

— Non, Madame, répondit Léonce, votre voile est baissé, et elle est encore loin ; d’ailleurs… prends à gauche, le chemin de Sainte-Apollinaire ! cria-t-il au jockey qui lui servait de cocher, et qui conduisait avec vitesse et résolution.

Le wurst s’enfonça dans un chemin étroit et couvert, et la calèche de la marquise passa, peu de minutes après, sur la grande route.

— Vous voyez, Madame, dit Léonce, que la Providence veille sur vous aujourd’hui, et qu’elle s’est incarnée en moi. Il faut faire souvent un long trajet dans ces montagnes pour trouver un chemin praticable aux voitures, aboutissant à la rampe, et il s’en est ouvert un comme par miracle au moment où vous avez désiré de fuir.

— C’est si merveilleux, en effet, répondit lady G… en souriant, que je pense que vous l’avez ouvert et frayé d’un coup de baguette. Oui, c’est un enchantement ! Les belles haies fleuries et les nobles ombrages ! J’admire que vous avez songé à tout, même à nous donner ici l’ombre et les fleurs qui nous manquaient lorsque nous suivions la rampe. Ces châtaigniers centenaires que vous avez plantés là sont magnifiques. On voit bien, Léonce, que vous êtes un grand artiste, et que vous ne pouvez pas créer à demi.

— Vous dites des choses charmantes, Sabina, mais vous êtes pâle comme la mort ! Quelle crainte vous avez de l’opinion ! quelle terreur vous a causée cette rencontre et ce danger d’un soupçon ! Je ne me serais jamais douté qu’une personne aussi forte et aussi fière fût aussi timide !

— On ne se connaît qu’à la campagne, disent les gens du monde. Cela veut dire que l’on ne se connaît que dans le tête-à-tête. Ainsi, Léonce, nous allons ce matin nous découvrir mutuellement beaucoup de qualités et beaucoup de défauts que nous n’avions encore jamais aperçus l’un chez l’autre. Ma timidité est vertu ou faiblesse, je l’ignore.

— C’est faiblesse.

— Et vous méprisez cela ?

— Je le blâmerai peut-être. J’y trouverai tout au moins l’explication de ce raffinement de goûts, de cette habitude de dédains exquis dont vous me parliez tout à l’heure. Vous ne vous rendiez peut-être pas bien compte de vous-même. Vous attribuez peut-être trop à la délicatesse exagérée de vos perceptions aristocratiques ce qui n’est en réalité que la peur du blâme et des railleries de vos pareils.

— Mes pareils sont les vôtres aussi, Léonce ; n’avez-vous donc aucun souci de l’opinion ? Voudriez-vous que je fasse un choix dont j’eusse à rougir. Ce serait bizarre.

— Ce serait par trop bizarre, et je n’y songe point. Mais une hardiesse d’indépendance plus prononcée me paraîtrait pour vous une ressource précieuse, et je vois que vous ne l’avez pas. Il n’est plus question ici de choisir