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TEVERINO.

l’Éden, et laisse-nous passer de la terre au ciel ! Saint Pierre en personne a signé nos passe-ports.

Le douanier regarda d’un air de surprise et de doute la figure du vagabond que, huit jours auparavant, il avait laissé passer après mille formalités, quoique sa feuille de route fût en règle. Mais Teverino vit bien, en cette rencontre, qu’une bonne mine et de beaux habits sont les meilleures lettres de créance ; car, à peine Léonce eut-il exhibé ses papiers et répondu de toutes les personnes qui se trouvaient avec lui, que le vagabond put passer son chemin la tête haute.

La voiture fut arrêtée un instant et visitée pour la forme. Une pièce d’or, négligemment jetée dans la poussière par Léonce, au pied du douanier, aplanit toutes les difficultés.

— Et maintenant, dit Sabina en courant toujours en avant avec Léonce et le marquis, c’est bien vraiment et sans métaphore la terre d’Italie que je foule ; ce sont bien ses parfums que je respire et son ciel qui m’éclaire !

— Arrêtez-vous ici, Signora, dit Madeleine en la saisissant par sa robe ; j’ai promis de vous faire voir au coucher du soleil quelque chose de merveilleux, et M. le curé ne se coucherait pas content ce soir si je ne lui tenais parole.

— Pourvu que je couche quelque part, je me tiendrai pour trop heureux ! répondit le curé essoufflé de la course qu’il venait de faire pour suivre Sabina.

Et, la voyant s’asseoir sur les bords du chemin, résolue à admirer les talents de l’oiselière, il se laissa tomber sur le gazon, en se faisant un éventail de son large chapeau, il n’y avait plus de forces en lui pour la résistance ou la plainte.

— Voici l’heure ! dit l’oiselière en s’élançant sur les rochers qui marquaient le point culminant de cette crête alpestre ; et, avec l’agilité d’un chat, elle grimpa de plateau en plateau, jusqu’au dernier, où, dessinant sa silhouette déliée sur le ton chaud du ciel, elle commença à faire flotter son drapeau rouge. En même temps, elle faisait signe aux spectateurs de regarder le ciel au-dessus d’elle, et elle traçait comme un cercle magique avec ses bras élevés, pour marquer la région où elle voyait tournoyer les aigles.

Mais Sabina regardait en vain ; ces oiseaux étaient perdus dans une telle immensité que la vue phénoménale de l’oiselière pouvait seule pressentir ou discerner leur présence. Enfin, elle aperçut quelques points noirs, d’abord indécis, qui semblaient nager au delà des nuages. Peu à peu ils parurent les traverser ; leur nombre augmenta, et en même temps l’intensité de leur volume. Enfin, on distingua bientôt leur vaste envergure, et leurs cris sauvages se firent entendre comme un concert diabolique dans la région des tempêtes.

Ils tournèrent longtemps, dessinant de grands circuits qui allaient en se resserrant, et quand ils furent réunis en groupe compact, perpendiculairement sur la tête de l’oiselière, ils se laissèrent balancer sur leurs ailes, descendant et remontant comme des ballons, et paralysés par une invincible méfiance.

Ce fut alors que Madeleine, couvrant sa tête, cachant ses mains dans son manteau, et ramassant ses pieds sous sa jupe, s’affaissa comme un cadavre sur le rocher, et à l’instant même cette nuée d’oiseaux carnassiers fondit sur elle comme pour la dévorer.

— Ce jeu-là est plus dangereux qu’on ne pense, dit Teverino en prenant le fusil de Léonce dans la voiture et en s’élançant sur le rocher ; peut-être que la petite ne voit pas à combien d’ennemis elle a affaire.

Madeleine, comme pour montrer son courage, se releva et agita son manteau. Les aigles s’écartèrent ; mais prenant ce mouvement passager pour les convulsions de l’agonie, ils se tinrent à portée, remplissant l’air de leurs clameurs sinistres, et dès que l’oiselière fut recouchée, ils revinrent à la charge. Elle les attira et les effraya ainsi à plusieurs reprises, après quoi elle se découvrit la tête, étendit les bras, et, debout, elle attendit immobile. En ce moment, Teverino éleva le canon de son fusil, afin d’arrêter ces bêtes sanguinaires au passage, s’il était besoin. Mais Madeleine lui fit signe de ne rien craindre, et après avoir tenu l’ennemi en respect par le feu de son regard, elle quitta le rocher lentement, laissant derrière elle un oiseau mort dont elle s’était munie sans rien dire, et qu’elle avait enveloppé dans un chiffon. Pendant qu’elle descendait, les aigles se précipitèrent sur cette proie et se la disputèrent avec des cris furieux. — Voyez, dit Madeleine en rejoignant les spectateurs, comme ils se mettent en colère contre mon mouchoir que j’ai oublié là-haut ! comme ils font les insolents, maintenant que je ne m’occupe plus d’eux ! Allons, laissons-les chanter victoire ; ce sont des animaux lâches et méchants qui obéissent et qui n’aiment pas. Je suis sûre que mes pauvres petits oiseaux, quoique bien loin, les entendent, et qu’ils se meurent de peur. Si je leur faisais souvent de pareilles infidélités, je crois qu’ils m’abandonneraient.

— Mais je ne pense pas que tes oiseaux t’aient suivie jusqu’ici ? lui demanda Léonce.

— Non, répondit-elle ; ils m’auraient suivie si je l’avais voulu ; mais je savais qu’ils seraient de trop ici, et je les ai envoyés coucher dans un bois que nous avons laissé sur l’autre bord du torrent.

— Et où les retrouveras-tu demain ?

— Cela ne me regarde pas, répondit-elle fièrement ; c’est à eux de me retrouver où il me plaira d’être. Ils voient de loin et de haut, et pendant que je fais une lieue ils peuvent en faire vingt.

— Si nous en faisions seulement deux ou trois pour trouver un abri, objecta le curé, qui n’avait pris aucun intérêt à la scène des aigles, nous pourrions remercier la Providence.

— Qu’à cela ne tienne, l’abbé, dit Teverino ; je vous réponds d’un bon souper, d’un bon feu pour sécher l’humidité du soir qui commence à pénétrer, et d’un bon lit bassiné pour vous remettre de vos fatigues ; à moins pourtant que vous ne vous obstiniez à retourner coucher à Sainte-Apollinaire, auquel cas, milady daignant vous accorder votre liberté, vous pourriez vous en aller à pied et arriver chez vous avec le retour du soleil !

— Bien obligé d’une pareille liberté ! dit le curé ; puisque je suis tombé dans vos mains, il ne faut pas que j’espère m’en tirer, et si vous vous faites fort de nous héberger supportablement cette nuit, je tâcherai d’oublier les transes de ma pauvre Barbe, et l’étonnement de mes paroissiens quand la messe de demain ne sonnera point à leurs oreilles !

— Ce n’est pas demain dimanche, et votre infraction est involontaire, dit Teverino. Allons, repartons, et que Dieu nous conduise !

— Eh bien ! et moi ? dit Sabina effrayée à Léonce. Et mon mari, qui est probablement réveillé à l’heure qu’il est, et qui sans doute fait sa toilette pour venir déjeuner, c’est-à-dire souper dans mon appartement ?

— Parlez plus bas, Madame, de peur que le curé ne vous entende, car c’est le seul parmi nous qu’une pareille situation pourrait scandaliser…

— Quoi ! nous allons passer la nuit dehors ? ce sera la fable du pays.

— Non, soyez certaine du contraire. La compagnie du curé couvre tout, et rien de plus naturel que de s’égarer dans les montagnes, d’y être surpris par la nuit, et de ne rentrer chez soi que le lendemain. Le curé fera assez grand bruit d’une aussi terrible journée, pour que personne ne puisse révoquer en doute sa présence au milieu de nous.

— Mais si votre marquis, dont vous ne répondez pas, est un fat, il publiera des choses impertinentes sur mon compte.

— Je vous réponds du moins de le faire taire, s’il en est ainsi. Allons, Sabina, allez-vous donc vous replonger dans de tristes réalités ? Qu’avez-vous fait de cet enthousiasme que le sol brûlant de l’Italie vous communiquait tout à l’heure ? La poésie meurt au souvenir des convenances mondaines, et si vous manquez de foi, ma puissance sur le milieu que nous traversons va m’abandonner aussi.

— Eh bien ! Léonce, vogue la galère !