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INDIANA.

sans plus d’égard pour un camp que pour l’autre. Rendre une cause odieuse ou ridicule, c’est la persécuter et non pas la combattre. Peut-être que tout l’art du conteur consiste à intéresser à leur propre histoire les coupables qu’il veut ramener, les malheureux qu’il veut guérir.

Ce serait donner trop d’importance à un ouvrage destiné sans doute à faire peu de bruit que de vouloir écarter de lui toute accusation. Aussi l’auteur s’abandonne tout entier à la critique ; un seul grief lui semble trop grave pour qu’il l’accepte, c’est celui d’avoir voulu faire un livre dangereux. Il aimerait mieux rester à jamais médiocre que d’élever sa réputation sur une conscience ruinée, il ajoutera donc encore un mot pour repousser le blâme qu’il redoute le plus.

Raymon, direz-vous, c’est la société ; l’égoïsme, c’est la morale, c’est la raison. Raymon, répondra l’auteur, c’est la fausse raison, la fausse morale par qui la société est gouvernée ; c’est l’homme d’honneur comme l’entend le monde, parce que le monde n’examine pas d’assez près pour tout voir. L’homme de bien, vous l’avez à côté de Raymon ; et vous ne direz pas qu’il est ennemi de l’ordre ; car il immole son bonheur, il fait abnégation de lui-même devant toutes les questions d’ordre social.

Ensuite vous direz que l’on ne vous a pas montré la vertu récompensée d’une façon assez éclatante. Hélas ! on vous répondra que le triomphe de la vertu ne se voit plus qu’aux théâtres du boulevard. L’auteur vous dira qu’il ne s’est pas engagé à vous montrer la société vertueuse, mais nécessaire, et que l’honneur est devenu difficile comme l’héroïsme, dans ces jours de décadence morale. Pensez-vous que cette vérité dégoûte les grandes âmes de l’honneur ? Je pense tout le contraire.


PRÉFACE DE L’ÉDITION DE 1842.

Si j’ai laissé réimprimer les pages qu’on vient de lire, ce n’est pas qu’elles résument d’une manière claire et complète la croyance à laquelle je suis arrivé aujourd’hui relativement au droit de la société sur les individus. C’est seulement parce que je regarde les opinions librement émises dans le passé comme quelque chose de sacré, que nous ne devons ni reprendre, ni atténuer, ni essayer d’interpréter à notre guise. Mais aujourd’hui qu’après avoir marché dans la vie, j’ai vu l’horizon s’élargir autour de moi, je crois devoir dire au lecteur ce que je pense de mon œuvre.

Lorsque j’écrivis le roman d’Indiana, j’étais jeune, j’obéissais à des sentiments pleins de force et de sincérité qui débordèrent de là dans une série de romans basés à peu près tous sur la même donnée : le rapport mal établi entre les sexes, par le fait de la société. Ces romans furent tous plus ou moins incriminés par la critique, comme portant d’imprudentes atteintes à l’institution du mariage. Indiana, malgré le peu d’ampleur des aperçus et la naïveté des incertitudes, n’échappa point à cette indignation de plusieurs esprits soi-disant sérieux, que j’étais fort disposé alors à croire sur parole et à écouter docilement. Mais quoique ma raison fut à peine suffisamment développée pour écrire sur un sujet aussi sérieux, je n’étais pas assez enfant pour ne pas juger à mon tour la pensée de ceux qui jugeaient la mienne. Quelque simple que soit un accusé, quelque habile que soit un magistrat, cet accusé a bien assez de sa conscience pour savoir si la sentence de ce magistrat est équitable ou perverse, sage ou absurde.

Certains journalistes qui s’érigent de nos jours en représentants et en gardiens de la morale publique (je ne sais pas en vertu de quelle mission, puisque je ne sais pas au nom de quelle foi), se prononcèrent avec rigueur contre les tendances de mon pauvre conte, et lui donnèrent, en le présentant comme un plaidoyer contre l’ordre social, une importance et une suite de retentissement auxquels il ne serait point arrivé sans cela. C’était investir d’un rôle bien grave et bien lourd un jeune auteur à peine initié aux premières idées sociales, et qui n’avait pour tout bagage littéraire et philosophique qu’un peu d’imagination, du courage et l’amour de la vérité. Sensible aux reproches, et presque reconnaissant des leçons qu’on voulait bien lui donner, il examina les réquisitoires qui traduisaient devant l’opinion publique la moralité de ses pensées, et, grâce à cet examen où il ne porta aucun orgueil, il a peu à peu acquis des convictions qui n’étaient encore que des sentiments au début de sa carrière, et qui sont aujourd’hui des principes.

Pendant dix années de recherches, de scrupules et d’irrésolutions souvent douloureuses, mais toujours sincères, fuyant le rôle de pédagogue que m’attribuaient les uns pour me rendre ridicule, détestant l’imputation d’orgueil et de colère dont me poursuivaient les autres pour me rendre odieux ; procédant, suivant mes facultés d’artiste, par l’analyse de la vie pour en chercher la synthèse, j’ai donc raconté des faits qu’on a reconnus parfois vraisemblables, et peint des caractères qu’on m’a souvent accordé d’avoir su étudier avec soin. Je me suis borné à ce travail, cherchant à établir ma propre conviction bien plutôt qu’à ébranler celle des autres, et me disant que, si je me trompais, la société saurait bien faire entendre des voix puissantes pour renverser mes arguments, et réparer par de sages réponses le mal qu’auraient pu faire mes imprudentes questions. Des voix nombreuses se sont élevées en effet pour mettre le public en garde contre l’écrivain dangereux ; mais, quant à de sages réponses, le public et l’auteur attendent encore.

Longtemps après avoir écrit la préface d’Indiana sous l’empire d’un reste de respect pour la société constituée, je cherchais encore à résoudre cet insoluble problème : le moyen de concilier le bonheur et la dignité des individus opprimés par cette même société, sans modifier la société elle-même. Penché sur les victimes, et mêlant ses larmes aux leurs, se faisant leur interprète auprès de ses lecteurs, mais, comme un défenseur prudent, ne cherchant point trop à pallier la faute de ses clients, et s’adressant bien plus à la clémence des juges qu’à leur austérité, le romancier est le véritable avocat des êtres abstraits qui représentent nos passions et nos souffrances devant le tribunal de la force et le jury de l’opinion. C’est une tâche qui a sa gravité sous une apparence frivole, et qu’il est assez difficile de maintenir dans sa véritable voie, troublé qu’on est à chaque pas par ceux qui vous veulent trop sérieux dans la forme, et par ceux qui vous veulent trop léger dans le fond.

Je ne me flatte pas d’avoir rempli habilement cette tâche ; mais je suis sûr de l’avoir tentée sérieusement, au milieu des fluctuations intérieures où ma conscience, tantôt effrayée par l’ignorance de ses droits, tantôt stimulée par un cœur épris de justice et de vérité, marchait pourtant à son but sans trop s’en écarter et sans faire trop de pas en arrière.

Initier le public à cette lutte intérieure par une suite de préfaces et de discussions, eût été un moyen puéril, où la vanité de parler de soi eût pris trop de place, à mon gré. J’ai dû m’en abstenir, ainsi que de toucher trop vite aux points restés obscurs dans mon intelligence. Les conservateurs m’ont trouvé trop audacieux, les novateurs trop timides. J’avoue que j’avais du respect et de la sympathie pour le passé et pour l’avenir, et, dans le combat, je n’ai trouvé de calme pour mon esprit que le jour où j’ai bien compris que l’un ne devait pas être la violation et l’anéantissement, mais la continuation et le développement de l’autre.

Après ces dix années de noviciat, initié enfin à des idées plus larges, que j’ai puisées non en moi, mais dans les progrès philosophiques qui se sont opérés autour de moi (en particulier dans quelques vastes intelligences que j’ai religieusement interrogées, et en général dans le spectacle des souffrances de mes semblables), j’ai enfin compris que si j’avais bien fait de douter de moi et d’hésiter à me prononcer à l’époque d’ignorance et d’inexpérience où j’écrivais Indiana, mon devoir actuel est de me féliciter des hardiesses auxquelles je me suis cependant laissé