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INDIANA.

Delmare, qu’il regardait comme les symptômes d’une grande atonie morale, mais de sa pâleur mortelle, tira vivement la sonnette pour demander des secours. Personne ne vint, et Indiana s’affaiblissant de plus en plus, Ralph, épouvanté, l’éloigna du feu, la déposa sur une chaise longue, et courut au hasard, appelant les domestiques, cherchant de l’eau, des sels, ne trouvant rien, brisant toutes les sonnettes, se perdant à travers le dédale des appartements obscurs, et se tordant les mains d’impatience et de dépit contre lui-même.

Enfin l’idée lui vint d’ouvrir la porte vitrée qui donnait sur le parc, et d’appeler tour à tour Lelièvre et Noun, la femme de chambre créole de madame Delmare.

Quelques instants après, Noun accourut d’une des plus sombres allées du parc, et demanda vivement si madame Delmare se trouvait plus mal que de coutume.

« Tout à fait mal, » répondit sir Brown.

Tous deux rentrèrent au salon et prodiguèrent leurs soins à madame Delmare évanouie, l’un avec tout le zèle d’un empressement inutile et gauche, l’autre avec l’adresse et l’efficacité d’un dévouement de femme.

Noun était la sœur de lait de madame Delmare ; ces deux jeunes personnes, élevées ensemble, s’aimaient tendrement. Noun, grande, forte, brillante de santé, vive, alerte, et pleine de sang créole ardent et passionné, effaçait de beaucoup, par sa beauté resplendissante, la beauté pâle et frêle de madame Delmare ; mais la bonté de leur cœur et la force de leur attachement étouffaient entre elles tout sentiment de rivalité féminine.

Lorsque madame Delmare revint à elle, la première chose qu’elle remarqua fut l’altération des traits de sa femme de chambre, le désordre de sa chevelure humide, et l’agitation qui se trahissait dans tous ses mouvements.

« Rassure-toi donc, ma pauvre enfant, lui dit-elle avec bonté ; mon mal te brise plus que moi-même. Va, Noun, c’est à toi de te soigner ; tu maigris et tu pleures comme si ce n’était pas à toi de vivre ; ma bonne Noun, la vie est si joyeuse et si belle devant toi ! »

Noun pressa avec effusion la main de madame Delmare contre ses lèvres, et dans une sorte de délire jetant autour d’elle des regards effarés :

— Mon Dieu ! dit-elle, Madame, savez-vous pourquoi monsieur Delmare est dans le parc ?

— Pourquoi ? répéta Indiana, perdant aussitôt le faible incarnat qui avait reparu sur ses joues, mais attends donc, je ne sais plus… Tu me fais peur ! Qu’y a-t-il donc ?

— Monsieur Delmare, répondit Noun d’une voix entrecoupée, prétend qu’il y a des voleurs dans le parc. Il fait sa ronde avec Lelièvre, tous deux armés de fusils…

— Eh bien ? dit Indiana, qui semblait attendre quelque affreuse nouvelle.

— Eh bien ! Madame, reprit Noun en joignant les mains avec égarement, n’est-ce pas affreux de songer qu’ils vont tuer un homme… ?

— Tuer ! s’écria madame Delmare en se levant avec la terreur crédule d’un enfant alarmé par les récits de sa bonne.

— Ah ! oui, ils le tueront, dit Noun avec des sanglots étouffés.

— Ces deux femmes sont folles, pensa sir Ralph, qui regardait cette scène étrange d’un air stupéfait. D’ailleurs, ajouta-t-il en lui-même, toutes les femmes le sont.

— Mais, Noun, que dis-tu là ? reprit madame Delmare ; est-ce que tu crois aux voleurs ?

— Oh ! si c’étaient des voleurs ! mais quelque pauvre paysan peut-être, qui vient dérober une poignée de bois pour sa famille.

— Oui, ce serait affreux, en effet !… Mais ce n’est pas probable ; à l’entrée de la forêt de Fontainebleau, et lorsqu’on peut si facilement y dérober du bois, ce n’est pas dans un parc fermé de murs qu’on viendrait s’exposer… Bah ! M. Delmare ne trouvera personne dans le parc ; rassure-toi donc… »

Mais Noun n’écoutait pas ; elle allait de la fenêtre du salon à la chaise longue de sa maîtresse, elle épiait le moindre bruit, elle semblait partagée entre l’envie de courir après M. Delmare et celle de rester auprès de la malade.

Son anxiété parut si étrange, si déplacée à M. Brown, qu’il sortit de sa douceur habituelle, et, lui pressant fortement le bras :

« Vous avez donc perdu l’esprit tout à fait ? lui dit-il ; ne voyez vous pas que vous épouvantez votre maîtresse, et que vos sottes frayeurs lui font un mal affreux ? »

Noun ne l’avait pas entendu ; elle avait tourné les yeux vers sa maîtresse, qui venait de tressaillir sur sa chaise comme si l’ébranlement de l’air eût frappé ses sens d’une commotion électrique. Presque au même instant le bruit d’un coup de fusil fit trembler les vitres du salon, et Noun tomba sur ses genoux.

— Quelles misérables terreurs de femmes ! s’écria sir Ralph, fatigué de leur émotion ; tout à l’heure on va vous apporter en triomphe un lapin tué à l’affût, et vous rirez de vous-mêmes.

— Non, Ralph, dit madame Delmare en marchant d’un pas ferme vers la porte, je vous dis qu’il y a du sang humain répandu. »

Noun jeta un cri perçant et tomba sur le visage. On entendit alors la voix de Lelièvre qui criait du côté du parc :

« Il y est ! il y est ! Bien ajusté, mon colonel ! le brigand est par terre !… »

Sir Ralph commença à s’émouvoir. Il suivit madame Delmare. Quelques instants après on apporta sous le péristyle de la maison un homme ensanglanté et ne donnant aucun signe de vie.

« Pas tant de bruit ! pas tant de cris ! disait avec une gaieté rude le colonel à tous ses domestiques effrayés qui s’empressaient autour du blessé ; ceci n’est qu’une plaisanterie, mon fusil n’était chargé que de sel. Je crois même que je ne l’ai pas touché ; il est tombé de peur.

— Mais ce sang, Monsieur, dit madame Delmare d’un ton de profond reproche, est-ce la peur qui le fait couler ?

— Pourquoi êtes-vous ici, Madame ? s’écria M. Delmare, que faites-vous ici ?

— J’y viens pour réparer, comme c’est mon devoir, le mal que vous faites, Monsieur, » répondit-elle froidement.

Et s’avançant vers le blessé avec un courage dont aucune des personnes présentes ne s’était encore sentie capable, elle approcha une lumière de son visage.

Alors, au lieu de traits et de vêtements ignobles qu’on s’attendait à voir, on trouva un jeune homme de la plus noble figure, et vêtu avec recherche, quoique en habit de chasse. Il avait une main blessée assez légèrement, mais ses vêtements déchirés et son évanouissement annonçaient une chute grave.

« Je le crois bien ! dit Lelièvre ; il est tombé de vingt pieds de haut. Il enjambait le sommet du mur quand le colonel l’a ajusté, et quelques grains de petit plomb ou de sel dans la main droite l’auront empêché de prendre son appui. Le fait est que je l’ai vu rouler, et qu’arrivé en bas il ne songeait guère à se sauver, le pauvre diable !

— Est-ce croyable, dit une femme de service, qu’on s’amuse à voler quand on est couvert si proprement ?

— Et ses poches sont pleines d’or ! dit un autre qui avait détaché le gilet du prétendu voleur.

— Cela est étrange, dit le colonel, qui regardait, non sans une émotion profonde, l’homme étendu devant lui. Si cet homme est mort, ce n’est pas ma faute ; examinez sa main, Madame, et si vous y trouvez un grain de plomb…

— J’aime à vous croire, Monsieur, répondit madame Delmare, qui, avec un sang-froid et une force morale dont personne ne l’eût crue capable, examinait attentivement le pouls et les artères du cou. Aussi bien, ajouta-t-elle, il n’est pas mort, et de prompts secours lui sont nécessaires. Cet homme n’a pas l’air d’un voleur et mérite peut-être des soins ; et lors même qu’il n’en mériterait pas, notre devoir, à nous autres femmes, est de lui en accorder. »

Alors madame Delmare fit transporter le blessé dans la salle de billard, qui était la plus voisine. On jeta un ma-