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INDIANA.

de son organisation ardente, et le fils de famille qui s’abandonnait à l’entraînement d’un jour sans abjurer le droit de reprendre sa raison le lendemain.

Quand madame Delmare s’éveilla, elle vit Noun à côté de son lit, confuse et triste. Mais elle avait ingénument ajouté foi aux explications de M. de Ramière, d’autant plus que déjà des personnes intéressées dans le commerce avaient tenté de surprendre, par ruse ou par fraude, le secret de la fabrique Delmare. Elle attribua donc l’embarras de sa compagne à l’émotion et à la fatigue de la nuit, et Noun se rassura en voyant le colonel entrer avec calme dans la chambre de sa femme et l’entretenir de l’affaire de la veille comme d’une chose toute naturelle.

Dès le matin, sir Ralph s’était assuré de l’état du malade. La chute, quoique violente, n’avait eu aucun résultat grave ; la blessure de la main était déjà cicatrisée ; M. de Ramière avait désiré qu’on le transportât sur-le-champ à Melun, et il avait distribué sa bourse aux domestiques pour les engager à garder le silence sur cet événement, afin, disait-il, de ne pas effrayer sa mère qui habitait à quelques lieues de là. Cette histoire ne s’ébruita donc que lentement et sur des versions différentes. Quelques renseignements sur la fabrique anglaise d’un M. de Ramière, frère de celui-ci, vinrent à l’appui de la fiction qu’il avait heureusement improvisée. Le colonel et sir Brown eurent la délicatesse de garder le secret de Noun, sans même lui faire entendre qu’ils le savaient, et la famille Delmare cessa bientôt de s’occuper de cet incident.

IV.

Il vous est difficile peut-être de croire que M. Raymon de Ramière, jeune homme brillant d’esprit, de talents et de grandes qualités, accoutumé aux succès de salon et aux aventures parfumées, eût conçu pour la femme de charge d’une petite maison industrielle de la Brie un attachement bien durable. M. de Ramière n’était pourtant ni un fat ni un libertin. Nous avons dit qu’il avait de l’esprit, c’est-à-dire qu’il appréciait à leur juste valeur les avantages de la naissance. C’était un homme à principes quand il raisonnait avec lui-même, mais de fougueuses passions l’entraînaient souvent hors de ses systèmes. Alors il n’était plus capable de réfléchir, ou bien il évitait de se traduire au tribunal de sa conscience : il commettait des fautes comme à l’insu de lui-même, et l’homme de la veille s’efforçait de tromper celui du lendemain. Malheureusement, ce qu’il y avait de plus saillant en lui, ce n’étaient pas ses principes, qu’il avait en commun avec beaucoup d’autres philosophes en gants blancs, et qui ne le préservaient pas plus qu’eux de l’inconséquence ; c’étaient ses passions, que les principes ne pouvaient pas étouffer, et qui faisaient de lui un homme à part dans cette société ternie où il est si difficile de trancher sans être ridicule. Raymon avait l’art d’être souvent coupable sans se faire haïr, souvent bizarre sans être choquant ; parfois même il réussissait à se faire plaindre par les gens qui avaient le plus à se plaindre de lui. Il y a des hommes ainsi gâtés par tout ce qui les approche. Une figure heureuse et une élocution vive font quelquefois tous les frais de leur sensibilité. Nous ne prétendons pas juger si rigoureusement M. Raymon de Ramière, ni tracer son portrait avant de l’avoir fait agir. Nous l’examinons maintenant de loin, et comme la foule qui le voit passer.

M. de Ramière était amoureux de la jeune créole aux grands yeux noirs qui avait frappé d’admiration toute la province à la fête de Rubelles ; mais amoureux et rien de plus. Il l’avait abordée par désœuvrement peut-être, et le succès avait allumé ses désirs ; il avait obtenu plus qu’il n’avait demandé, et, le jour où il triompha de ce cœur facile, il rentra chez lui, effrayé de sa victoire, et, se frappant le front, il se dit :

« Pourvu qu’elle ne m’aime pas ! »

Ce ne fut donc qu’après avoir accepté toutes les preuves de son amour qu’il commença à se douter de cet amour. Alors il se repentit, mais il n’était plus temps ; il fallait s’abandonner aux conséquences de l’avenir ou reculer lâchement vers le passé. Raymon n’hésita pas ; il se laissa aimer, il aima lui-même par reconnaissance ; il escalada les murs de la propriété Delmare par amour du danger ; il fit une chute terrible par maladresse, et il fut si touché de la douleur de sa jeune et belle maîtresse, qu’il se crut désormais justifié à ses propres yeux en continuant de creuser l’abîme où elle devait tomber.

Dès qu’il fut rétabli, l’hiver n’eut pas de glace, la nuit point de dangers, le remords pas d’aiguillons qui pussent l’empêcher de traverser l’angle de la forêt pour aller trouver la créole, lui jurer qu’il n’avait jamais aimé qu’elle, qu’il la préférait aux reines du monde, et mille autres exagérations qui seront toujours de mode auprès des jeunes filles pauvres et crédules. Au mois de janvier, madame Delmare partit pour Paris avec son mari ; sir Ralph Brovvn, leur honnête voisin, se retira dans sa terre, et Noun, restée à la tête de la maison de campagne de ses maîtres, eut la liberté de s’absenter sous différents prétextes. Ce fut un malheur pour elle, et ces faciles entrevues avec son amant abrégèrent de beaucoup le bonheur éphémère qu’elle devait goûter. La forêt, avec sa poésie, ses girandoles de givre, ses effets de lune, le mystère de la petite porte, le départ furtif du matin, lorsque les petits pieds de Noun imprimaient leur trace sur la neige du parc pour le reconduire, tous ces accessoires d’une intrigue amoureuse avaient prolongé l’enivrement de M. de Ramière. Noun, en déshabillé blanc, parée de ses longs cheveux noirs, était une dame, une reine, une fée ; lorsqu’il la voyait sortir de ce castel de briques rouges, édifice lourd et carré du temps de la régence, qui avait une demi-tournure féodale, il la prenait volontiers pour une châtelaine du moyen âge, et dans le kiosque rempli de fleurs exotiques où elle venait l’enivrer des séductions de la jeunesse et de la passion, il oubliait volontiers tout ce qu’il devait se rappeler plus tard.

Mais lorsque, méprisant les précautions et bravant à son tour le danger, Noun vint le trouver chez lui avec son tablier blanc et son madras arrangé coquettement à la manière de son pays, elle ne fut plus qu’une femme de chambre et la femme de chambre d’une jolie femme, ce qui donne toujours à la soubrette l’air d’un pis-aller. Noun était pourtant bien belle ! C’était ainsi qu’il l’avait vue pour la première fois à cette fête de village où il avait fendu la presse des curieux pour l’approcher, et où il avait eu le petit triomphe de l’arracher à vingt rivaux. Noun lui rappelait ce jour avec tendresse ; elle ignorait, la pauvre enfant, que l’amour de Raymon ne datait pas de si loin, et que le jour d’orgueil pour elle n’avait été pour lui qu’un jour de vanité. Et puis ce courage avec lequel elle lui sacrifiait sa réputation, ce courage qui eût dû la faire aimer davantage, déplut à M. de Ramière. La femme d’un pair de France qui s’immolerait de la sorte serait une coquette précieuse ; mais une femme de chambre ! Ce qui est héroïsme chez l’une devient effronterie chez l’autre. Avec l’une, un monde de rivaux jaloux vous envie ; avec l’autre, un peuple de laquais scandalisés vous condamne. La femme de qualité vous sacrifie vingt amants qu’elle avait ; la femme de chambre ne vous sacrifie qu’un mari qu’elle aurait eu.

Que voulez-vous ? Raymon était un homme de mœurs élégantes, de vie recherchée, d’amour poétique. Pour lui une grisette n’était pas une femme, et Noun, à la faveur d’une beauté de premier ordre, l’avait surpris dans un jour de laisser-aller populaire. Tout cela n’était pas la faute de Raymon ; on l’avait élevé pour le monde, on avait dirigé toutes ses pensées vers un but élevé, on avait pétri toutes ses facultés pour un bonheur de prince, et c’était malgré lui que l’ardeur du sang l’avait entraîné dans de bourgeoises amours. Il avait fait tout son possible pour s’y plaire, il ne le pouvait plus, que faire maintenant ? Des idées généreusement extravagantes lui avaient bien traversé le cerveau ; aux jours où il était le plus épris de sa maîtresse, il avait bien songé à l’élever jus-