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INDIANA.

espèce de confusion, Raymon souffrait d’un remords plus réel ; car il avait une extrême délicatesse d’intentions, et les larmes d’une femme brisaient son cœur, quelque endurci qu’il fût.

Les honneurs de la soirée étaient en ce moment pour une jeune femme dont personne ne savait le nom, et qui, par la nouveauté de son apparition dans le monde, jouissait du privilège de fixer l’attention. La simplicité de sa mise eût suffi pour la détacher en relief au milieu des diamants, des plumes et des fleurs qui paraient les autres femmes. Des rangs de perles tressées dans ses cheveux noirs composaient tout son écrin. Le blanc mat de son collier, celui de sa robe de crêpe et de ses épaules nues, se confondaient à quelque distance, et la chaleur des appartements avait à peine réussi à élever sur ses joues une nuance délicate comme celle d’une rose de Bengale éclose sur la neige. C’était une créature toute petite, toute mignonne, toute déliée ; une beauté de salon que la lueur vive des bougies rendait féerique et qu’un rayon du soleil eût ternie. En dansant, elle était si légère qu’un souffle eût suffi pour l’enlever ; mais elle était légère sans vivacité, sans plaisir. Assise, elle se courbait comme si son corps trop souple n’eût pas eu la force de se soutenir ; et quand elle parlait elle souriait et avait l’air triste. Les contes fantastiques étaient à cette époque dans toute la fraîcheur de leurs succès ; aussi les érudits du genre comparèrent cette jeune femme à une ravissante apparition évoquée par la magie, qui, lorsque le jour blanchirait l’horizon devait pâlir et s’effacer comme un rêve.

En attendant ils se pressaient autour d’elle pour la faire danser.

— Dépêchez-vous, disait à un de ses amis un dandy romantique ; le coq va chanter, et déjà les pieds de votre danseuse ne touchent plus le parquet. Je parie que vous ne sentez plus sa main dans la vôtre.

— Regardez donc la figure brune et caractérisée de M. de Ramière, dit une femme artiste à son voisin. N’est-ce pas qu’auprès de cette jeune personne si pâle et si menue, le ton solide de l’un fait admirablement ressortir le ton fin de l’autre ?

— Cette jeune personne, dit une femme qui connaissait tout le monde, et qui remplissait dans les réunions le rôle d’un almanach, c’est la fille de ce vieux fou de Carvajal qui a voulu trancher du Joséphin, et qui s’en est allé mourir ruiné à l’île Bourbon. Cette belle fleur exotique est assez sottement mariée, je crois ; mais sa tante est bien en cour. »

Raymon s’était approché de la belle Indienne. Une émotion singulière s’emparait de lui chaque fois qu’il la regardait ; il avait vu cette figure pâle et triste dans quelqu’un de ses rêves ; mais à coup sûr il l’avait vue, et ses regards s’y attachaient avec le plaisir qu’on éprouve à retrouver une vision caressante qu’on a craint de perdre pour toujours. L’attention de Raymon troubla celle qui en était l’objet ; gauche et timide comme une personne étrangère au monde, le succès qu’elle y obtenait semblait l’embarrasser plutôt que lui plaire. Raymon fit un tour de salon, apprit enfin que cette femme s’appelait madame Delmare, et vint l’inviter à danser.

« Vous ne vous souvenez pas de moi, lui dit-il lorsqu’ils furent seuls au milieu de la foule ; mais moi je n’ai pu vous oublier, Madame. Je ne vous ai pourtant vue qu’un instant, à travers un nuage ; mais cet instant vous a montrée à moi si bonne, si compatissante… » Madame Delmare tressaillit.

« Ah ! oui, Monsieur, dit-elle vivement, c’est vous !… Moi aussi, je vous reconnaissais. »

Puis elle rougit et parut craindre d’avoir manqué aux convenances. Elle regarda autour d’elle comme pour voir si quelqu’un l’avait entendue. Sa timidité ajoutait à sa grâce naturelle, et Raymon se sentit touché au cœur de l’accent de cette voix créole, un peu voilée, si douce qu’elle semblait faite pour prier ou pour bénir.

« J’avais bien peur, lui dit-il, de ne jamais trouver l’occasion de vous remercier. Je ne pouvais me présenter chez vous, et je savais que vous alliez peu dans le monde. Je craignais aussi en vous approchant de me mettre en contact avec M. Delmare, et notre situation mutuelle ne pouvait rendre ce contact agréable. Combien je suis heureux de cet instant qui me permet d’acquitter la dette de mon cœur !

— Il serait plus doux pour moi, lui dit-elle, si M. Delmare pouvait en prendre sa part, et, si vous le connaissiez mieux, vous sauriez qu’il est aussi bon qu’il est brusque. Vous lui pardonneriez d’avoir été votre meurtrier involontaire, car son cœur a certainement plus saigné que votre blessure.

— Ne parlons pas de M. Delmare, Madame, je lui pardonne de tout mon cœur. J’avais des torts envers lui, il s’en est fait justice ; je n’ai plus qu’à l’oublier ; mais vous, Madame, vous qui m’avez prodigué des soins si délicats et si généreux, je veux me rappeler toute ma vie votre conduite envers moi, vos traits si purs, votre douceur angélique, et ces mains qui ont versé le baume sur mes blessures, et que je n’ai pas pu baiser… »

En parlant, Raymon tenait la main de madame Delmare, prêt à se mêler avec elle dans la contredanse. Il pressa doucement cette main dans les siennes, et tout le sang de la jeune femme reflua vers son cœur.

Quand il la ramena à sa place, madame de Carvajal, la tante de madame Delmare, s’était éloignée ; le bal s’éclaircissait. Raymon s’assit auprès d’elle. Il avait cette aisance que donne une certaine expérience du cœur ; c’est la violence de nos désirs, la précipitation de notre amour qui nous rend stupides auprès des femmes. L’homme qui a un peu usé ses émotions est plus pressé de plaire que d’aimer. Cependant M. de Ramière se sentait plus profondément ému auprès de cette femme simple et neuve qu’il ne l’avait encore été. Peut-être devait-il cette rapide impression au souvenir de la nuit qu’il avait passée chez elle ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’en lui parlant avec vivacité, son cœur ne trahissait pas sa bouche.

Mais l’habitude acquise auprès des autres donnait à ses paroles cette puissance de conviction à laquelle l’ignorante Indiana s’abandonnait, sans comprendre que tout cela n’avait pas été inventé pour elle.

En général, et les femmes le savent bien, un homme qui parle d’amour avec esprit est médiocrement amoureux. Raymon était une exception ; il exprimait la passion avec art, et il la ressentait avec chaleur. Seulement ce n’était pas la passion qui le rendait éloquent, c’était l’éloquence qui le rendait passionné. Il se sentait du goût pour une femme, et devenait éloquent pour la séduire et amoureux d’elle en la séduisant. C’était du sentiment comme en font les avocats et les prédicateurs, qui pleurent à chaudes larmes dès qu’ils suent à grosses gouttes. Il rencontrait des femmes assez fines pour se méfier de ces chaleureuses improvisations ; mais Raymon avait fait par amour ce qu’on appelle des folies : il avait enlevé une jeune personne bien née ; il avait compromis des femmes établies très-haut ; il avait eu trois duels éclatants ; il avait laissé voir à tout un rout, à toute une salle de spectacle, le désordre de son cœur et le délire de ses pensées. Un homme qui fait tout cela sans craindre d’être ridicule ou maudit, et qui réussit à n’être ni l’un ni l’autre, est hors de toute atteinte ; il peut tout risquer et tout espérer. Aussi les plus savantes résistances cédaient à cette considération que Raymon était amoureux comme un fou quand il s’en mêlait. Dans le monde, un homme capable de folie en amour est un prodige assez rare, et que les femmes ne dédaignent pas.

Je ne sais comment il fit ; mais en reconduisant madame de Carvajal et madame Delmare à leur voiture, il réussit à porter la petite main d’Indiana à ses lèvres. Jamais baiser d’homme furtif et dévorant n’avait effleuré les doigts de cette femme, quoiqu’elle fût née sous un climat de feu et qu’elle eût dix-neuf ans ; dix-neuf ans de l’île Bourbon, qui équivalent à vingt-cinq ans de notre pays.

Souffrante et nerveuse comme elle l’était, ce baiser lui arracha presque un cri, et il fallut la soutenir pour monter en voiture. Une telle finesse d’organisation n’avait jamais frappé Raymon. Noun, la créole, était d’une santé robuste, et les Parisiennes ne s’évanouissent pas quand on leur baise la main.