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INDIANA.

devons l’établissement et la prospérité de notre industrie à son amitié, de lui refuser un si léger service ? Vous lui êtes nécessaire, et vous hésitez ! je ne conçois pas vos caprices. Tous les gens qui me déplaisent sont fort bien venus auprès de vous, mais ceux dont je fais cas ont le malheur de ne pas vous agréer.

— C’est un reproche bien mal appliqué, ce me semble, répondit madame Delmare. J’aime mon cousin comme un frère, et cette amitié était déjà vieille quand la vôtre a commencé.

— Oui ! oui ! voilà vos belles paroles ; mais je sais, moi, que vous ne le trouvez pas assez sentimental, le pauvre diable ! vous le traitez d’égoïste parce qu’il n’aime pas les romans et ne pleure pas la mort d’un chien. Au reste, ce n’est pas de lui seulement qu’il s’agit. Comment avez-vous reçu M. de Ramière ? un charmant jeune homme, sur ma parole ! Madame de Carvajal vous le présente, et vous l’accueillez à merveille ; mais j’ai le malheur de lui vouloir du bien, alors vous le trouvez insoutenable, et quand il arrive chez vous, vous allez vous coucher. Voulez-vous me faire passer pour un homme sans usage ? Il est temps que cela finisse, et que vous vous mettiez à vivre comme tout le mode. »

Raymon jugea qu’il ne convenait point à ses projets de montrer beaucoup d’empressement ; les menaces d’indifférence réussissent auprès de presque toutes les femmes qui se croient aimées. Mais la chasse était commencée depuis le matin quand il arriva chez sir Ralph, et madame Delmare devait n’arriver qu’à l’heure du dîner. En attendant, il se mit a préparer sa conduite.

Il lui vint à l’esprit de chercher un moyen de justification ; car le moment approchait. Il avait deux jours devant lui, et il fit ainsi le partage de son temps : le reste de la journée près de finir pour émouvoir, le lendemain, pour persuader ; le surlendemain, pour être heureux. Il regarda même à sa montre, et calcula, à une heure près, les chances de succès ou de défaite de son entreprise.

XII.

Il était depuis deux heures dans le salon lorsqu’il entendit dans la pièce voisine la voix douce et un peu voilée de madame Delmare. À force de réfléchir à son projet de séduction, il s’était passionné comme un auteur pour son sujet, comme un avocat pour sa cause, et l’on pourrait comparer l’émotion qu’il éprouva en voyant Indiana, à celle d’un acteur bien pénétré de son rôle, qui se trouve en présence du principal personnage du drame et ne distingue plus les impressions factices de la scène d’avec la réalité.

Elle était si changée, qu’un sentiment d’intérêt sincère se glissa pourtant chez Raymon parmi les agitations nerveuses de son cerveau. Le chagrin et la maladie avaient imprimé des traces si profondes sur son visage, qu’elle n’était presque plus jolie, et qu’il y avait maintenant plus de gloire que de plaisir à entreprendre sa conquête… Mais Raymon se devait à lui-même de rendre à cette femme le bonheur et la vie.

À la voir si pâle et si triste, il jugea qu’il n’aurait pas à lutter contre une volonté bien ferme. Une enveloppe si frêle pouvait-elle cacher une forte résistance morale ? Il pensa qu’il fallait d’abord l’intéresser à elle-même, l’effrayer de son infortune et de son dépérissement, pour ouvrir ensuite son âme au désir et à l’espoir d’une meilleure destinée.

« Indiana ! lui dit-il avec une assurance secrète parfaitement cachée sous un air de tristesse profonde, c’est donc ainsi que je devais vous retrouver ? Je ne savais pas que cet instant, si longtemps attendu, si avidement cherché, m’apporterait une si affreuse douleur ! »

Madame Delmare s’attendait peu à ce langage ; elle croyait surprendre Raymon dans l’attitude d’un coupable confus et timide devant elle ; et au lieu de s’accuser, de raconter son repentir et sa douleur, il n’avait de chagrin et de pitié que pour elle ! Elle était donc bien abattue et bien brisée, puisqu’elle inspirait la compassion à qui eût dû implorer la sienne !

Une Française, une personne du monde n’eût pas perdu la tête dans une situation si délicate, mais Indiana n’avait pas d’usage, elle ne possédait ni l’habileté ni la dissimulation nécessaires pour conserver l’avantage de sa position. Cette parole lui mit sous les yeux tout le tableau de ses souffrances, et des larmes vinrent briller au bord de ses paupières.

« Je suis malade en effet, dit-elle en s’asseyant, faible et lasse, sur le fauteuil que Raymon lui présentait ; je me sens bien mal, et devant vous, Monsieur, j’ai le droit de me plaindre. »

Raymon n’espérait pas aller si vite. Il saisit, comme on dit, l’occasion aux cheveux, et, s’emparant d’une main qu’il trouva sèche et froide :

« Indiana ! lui dit-il, ne dites pas cela, ne dites pas que je suis l’auteur de vos maux ; car vous me rendriez fou de douleur et de joie.

— Et de joie ! répéta-t-elle en attachant sur lui de grands yeux bleus pleins de tristesse et d’étonnement.

— J’aurais dû dire d’espérance ; car si j’ai causé vos chagrins, Madame, je puis peut-être les faire cesser. Dites un mot, ajouta-t-il en se mettant à genoux près d’elle sur un des coussins du divan qui venait de tomber, demandez-moi mon sang, ma vie !…

— Ah ! taisez-vous ! dit Indiana avec amertume en lui retirant sa main, vous avez odieusement abusé des promesses ; essayez donc de réparer le mal que vous avez fait !

— Je le veux, je le ferai ! s’écria-t-il en cherchant à ressaisir sa main.

— Il n’est plus temps, dit-elle ; rendez-moi donc ma compagne, ma sœur ; rendez-moi Noun, ma seule amie !

Un froid mortel parcourut les veines de Raymon. Cette fois il n’eut pas besoin d’aider à son émotion ; il en est qui s’éveillent puissantes et terribles sans le secours de l’art.

« Elle sait tout, pensa-t-il, et elle me juge. »

Rien n’était si humiliant pour lui que de se voir reprocher son crime par celle qui en avait été l’innocente complice, rien de si amer que de voir Noun pleurée par sa rivale.

« Oui, Monsieur, dit Indiana en relevant son visage baigné de larmes, c’est vous qui en êtes cause… »

Mais elle s’arrêta en voyant la pâleur de Raymon. Elle devait être effrayante, car il n’avait jamais tant souffert. Alors toute la bonté de son cœur et toute la tendresse involontaire que cet homme lui inspirait reprirent leurs droits sur madame Delmare.

« Pardon ! dit-elle avec effroi ; je vous fais bien du mal, j’ai tant souffert ! Asseyez-vous, et parlons d’autre chose. »

Ce prompt mouvement de douceur et de générosité rendit plus profonde l’émotion de Raymon ; des sanglots s’échappèrent de sa poitrine. Il porta la main d’Indiana à ses lèvres, et la couvrit de pleurs et de baisers. C’était la première fois qu’il pouvait pleurer depuis la mort de Noun, et c’était Indiana qui soulageait son âme de ce poids terrible.

« Oh ! puisque vous la pleurez ainsi, dit-elle, vous qui ne l’avez pas connue, puisque vous regrettez si vivement le mal que vous m’avez fait, je n’ose plus vous le reprocher. Pleurons-la ensemble, Monsieur, afin que du haut des cieux, elle nous voie et nous pardonne ! »

Une sueur froide glaça le front de Raymon. Si ces mots : vous qui ne l’avez pas connue, l’avaient délivré d’une cruelle anxiété, cet appel à la mémoire de sa victime dans la bouche innocente d’Indiana le frappa d’une terreur superstitieuse. Oppressé, il se leva, et marcha avec agitation vers une fenêtre, sur le bord de laquelle il s’assit pour respirer. Indiana resta silencieuse et profondément émue. Elle éprouvait, à voir Raymon pleurer ainsi comme un enfant et défaillir comme une femme, une sorte de joie secrète.

« Il est bon ! se disait-elle tout bas, il m’aime, son cœur