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INDIANA.

Ce reproche alla au cœur d’Indiana plus vite que toutes les exclamations dont Raymon avait brodé son discours.

Mais tout à coup elle se souvint :

« Raymon, lui dit-elle, celle qui vous aimait tant… celle dont nous parlions tout à l’heure… sans doute elle ne vous a rien refusé ?

— Rien ! dit Raymon, impatienté de cet importun souvenir. Vous qui me la rappelez toujours, faites plutôt que j’oublie à quel point j’en fus aimé !

— Écoutez, reprit Indiana pensive et grave ; ayez un peu de courage, il faut que je vous parle encore. Vous n’avez peut-être pas été aussi coupable envers moi que je le pensais. Il me serait doux de pouvoir vous pardonner ce que je regardais comme une mortelle offense… Dites-moi donc… quand je vous ai surpris là… pour qui veniez-vous ? pour elle ou pour moi ?… »

Raymon hésita ; puis, comme il pensa que la vérité serait bientôt connue de madame Delmare, qu’elle l’était peut-être déjà, il répondit :

« Pour elle.

— Eh bien ! je l’aime mieux ainsi, dit-elle d’un air triste ; j’aime mieux une infidélité qu’un outrage. Soyez sincère jusqu’au bout, Raymon. Depuis quand étiez-vous dans ma chambre quand j’y entrai ? Songez que Ralph sait tout, et que si je voulais l’interroger…

— Il n’est pas besoin des délations de sir Ralph, Madame. J’étais ici depuis la veille.

— Et vous avez passé la nuit… dans cette chambre ?… Votre silence me suffit. »

Tous deux restèrent sans parler pendant quelques instants ; Indiana, se levant, allait s’expliquer, lorsqu’un coup sec frappé à sa porte arrêta son sang dans ses artères. Raymon et elle demeurèrent immobiles, n’osant respirer.

Un papier glissa sous la porte. C’était un feuillet de calepin sur lequel ces mots presque illisibles étaient tracés au crayon :

« Votre mari est ici.
Ralph. »

XVIII.

« C’est une fausseté misérablement choisie, dit Raymon, dès que le faible bruit des pas de Ralph eut cessé d’être perceptible. Sir Ralph a besoin d’une leçon, et je la lui donnerai telle…

— Je vous le défends, dit Indiana d’un ton froid et décidé : mon mari est ici ; Ralph n’a jamais menti. Nous sommes perdus vous et moi. Il fut un temps où cette idée m’eût glacée d’effroi ; aujourd’hui peu m’importe.

— Eh bien, dit Raymon en la saisissant dans ses bras avec enthousiasme, puisque la mort nous environne, sois à moi ! Pardonne-moi tout, et que dans cet instant suprême ta dernière parole soit d’amour, mon dernier souffle de bonheur.

— Cet instant de terreur et de courage eût pu être le plus beau de ma vie, dit-elle ; mais vous me l’avez gâté. »

Un bruit de roues se fit entendre dans la cour de la ferme, et la cloche du château fut ébranlée par une main rude et impatiente.

« Je connais cette manière de sonner, dit Indiana attentive et froide, Ralph n’a pas menti, mais vous avez le temps de fuir ; partez !…

— Non, je ne veux pas, s’écria Raymon ; je soupçonne quelque odieuse trahison, et vous n’en serez pas seule victime. Je reste, et ma poitrine vous protégera…

— Il n’y a pas de trahison… vous voyez bien que les domestiques s’éveillent et que la grille va être ouverte… Fuyez : les arbres du parterre vous cacheront ; et puis la lune ne paraît pas encore. Pas un mot de plus, partez ! »

Raymon fut forcé d’obéir ; mais elle l’accompagna jusqu’au bas de l’escalier et jeta un regard scrutateur sur les massifs du parterre. Tout était silencieux et calme. Elle resta longtemps sur la dernière marche, écoutant avec terreur le bruit de ses pas sur le gravier, et ne songeant plus à son mari qui approchait. Que lui importaient ses soupçons et sa colère, pourvu que Raymon fût hors de danger ?

Pour lui, il franchissait, rapide et léger, la rivière et le parc. Il atteignit la petite porte, et, dans son trouble, il eut quelque peine à l’ouvrir. À peine fut-il dehors que sir Ralph se présenta devant lui et lui dit, avec le même sang-froid que s’il l’eût abordé dans un rout :

« Faites-moi le plaisir de me confier cette clef. Si on la cherche, il y aura peu d’inconvénients à ce qu’on la trouve dans mes mains. »

Raymon eût préféré la plus mortelle injure à cette ironique générosité.

« Je ne serais pas homme à oublier un service sincère, lui dit-il ; mais je suis homme à venger un affront et à punir une perfidie. »

Sir Ralph ne changea ni de ton ni de visage.

« Je ne veux pas de votre reconnaissance, répondit-il, et j’attends votre vengeance tranquillement ; mais ce n’est pas le moment de causer ensemble. Voici votre chemin, songez à l’honneur de madame Delmare. »

Et il disparut.

Cette nuit d’agitation avait tellement bouleversé la tête de Raymon, qu’il aurait cru volontiers à la magie dans cet instant. Il arriva avec le jour à Cercy, et se mit au lit avec la fièvre.

Pour madame Delmare, elle fit les honneurs du déjeuner à son mari et à son cousin avec beaucoup de calme et de dignité. Elle n’avait pas encore réfléchi à sa situation ; elle était tout entière sous l’influence de l’instinct qui lui imposait le sang-froid et la présence d’esprit. Le colonel était sombre et soucieux ; ses affaires cependant l’absorbaient seuls, et nul soupçon jaloux ne trouvait place dans ses pensées.

Raymon trouva vers le soir la force de s’occuper de son amour ; mais cet amour avait bien diminué. Il aimait les obstacles, mais il reculait devant les ennuis, et il en prévoyait d’innombrables, maintenant qu’Indiana avait le droit des reproches. Enfin il se rappela qu’il était de son honneur de s’informer d’elle ; et il envoya son domestique rôder autour du Lagny pour savoir ce qui s’y passait. Ce messager lui apporta la lettre suivante que madame Delmare lui avait remise :

« J’ai espéré cette nuit que je perdrais la raison ou la vie. Pour mon malheur j’ai conservé l’une et l’autre ; mais je ne me plaindrai pas, j’ai mérité les douleurs que j’éprouve ; j’ai voulu vivre de cette vie orageuse ; il y aurait lâcheté à reculer aujourd’hui. Je ne sais pas si vous êtes coupable, je ne veux pas le savoir ; nous ne reviendrons jamais sur ce sujet, n’est-ce pas ? Il nous fait trop de mal à tous deux ; qu’il en soit donc question maintenant pour la dernière fois.

« Vous m’avez dit un mot dont j’ai ressenti une joie cruelle. Pauvre Noun ! du haut des cieux pardonne-moi ; tu ne souffres plus, tu n’aimes plus, tu me plains peut-être !… Vous m’avez dit, Raymon, que vous m’aviez sacrifié cette infortunée, que vous m’aimiez plus qu’elle… Oh ! ne vous rétractez pas ; vous l’avez dit ; j’ai tant besoin de le croire que je le crois. Et pourtant votre conduite cette nuit, vos instances, vos égarements, eussent dû m’en faire douter. J’ai pardonné au moment de trouble dont vous subissiez l’influence ; maintenant vous avez pu réfléchir, revenir à vous-même ; dites, voulez-vous renoncer à m’aimer de la sorte ? Moi qui vous aime avec le cœur, j’ai cru jusqu’ici que je pourrais vous inspirer un amour aussi pur que le mien. Et puis je n’avais pas trop réfléchi à l’avenir ; mes regards ne s’étaient pas portés bien loin, et je ne m’épouvantais pas de l’idée qu’un jour, vaincue par votre dévouement, je pourrais vous sacrifier mes scrupules et mes répugnances. Mais aujourd’hui il n’en peut être ainsi ; je ne puis plus voir dans cet avenir qu’une effrayante parité avec Noun. Oh ! n’être pas plus aimée qu’elle ne l’a été ! Si je le croyais !… Et pourtant elle était plus belle que moi, bien plus belle ! Pourquoi m’avez-vous préférée ? Il faut bien que vous m’aimiez autrement et mieux… Voilà ce que je voulais vous dire. Voulez-vous renoncer à être mon amant comme