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INDIANA.

mais avec une extrême amertume ; car les temps étaient bien changés, et cette petite fille, qui avait toujours été sa compagne, avait cessé d’être son amie, ou du moins ne l’était plus alors, comme autrefois, dans tout l’abandon de son cœur. Quoiqu’elle lui eût rendu son affection, son dévouement et ses soins, il était un point qui s’opposait entre eux à la confiance, un souvenir sur lequel tournaient comme sur un pivot toutes les émotions de leur vie. Ralph sentait qu’il n’y pouvait porter la main ; il l’avait osé une seule fois, un jour de danger, et cet acte de courage n’avait rien produit ; maintenant y revenir n’eût été qu’un acte de froide barbarie, et Ralph se fût décidé à excuser Raymon, l’homme du monde qu’il estimait le moins, plutôt que d’ajouter aux douleurs d’Indiana en le condamnant selon sa justice.

Il se taisait donc, et même il la fuyait. Quoique vivant sous le même toit, il avait trouvé le moyen de ne la voir guère qu’aux heures des repas ; et cependant, comme une mystérieuse providence, il veillait sur elle. Il ne s’écartait de l’habitation qu’aux heures où la chaleur la confinait dans son hamac ; mais le soir, lorsqu’elle était sortie, il laissait adroitement Delmare sous la varangue, et allait l’attendre au pied des rochers où il savait qu’elle avait l’habitude de s’asseoir. Il restait là des heures entières, la regardant quelquefois à travers les branches que la lune commençait à blanchir, mais respectant le court espace qui la séparait de lui, et n’osant abréger d’un instant sa triste rêverie. Lorsqu’elle redescendait dans la vallée, elle le trouvait toujours au bord d’un petit ruisseau dont le sentier de l’habitation suivait le cours. Quelques larges galets autour desquels l’eau frissonnait en filets d’argent lui servaient de siège. Quand la robe blanche d’Indiana se dessinait sur la rive, Ralph se levait en silence, lui offrait son bras, et la ramenait à l’habitation sans lui adresser une parole, si, plus triste et plus affaissée qu’à l’ordinaire, elle n’entamait pas elle-même la conversation. Puis, quand il l’avait quittée, il se retirait dans sa chambre, et attendait pour se coucher que tout le monde fût endormi dans la maison. Si la voix de Delmare s’élevait pour gronder, Ralph, sous le premier prétexte qui lui venait à l’esprit, allait le trouver et réussissait à l’apaiser ou à le distraire, sans jamais laisser deviner que telle fût son intention. Cette habitation, pour ainsi dire diaphane, comparée à celle de nos climats, cette continuelle nécessité d’être toujours sous les yeux les uns des autres, imposaient au colonel plus de réserve dans ses emportements. L’inévitable figure de Ralph, qui venait au moindre bruit se placer entre lui et sa femme, le contraignait à se modérer : car Delmare avait assez d’amour-propre pour se vaincre devant ce censeur à la fois muet et sévère. Aussi, pour exhaler l’humeur que ses contrariétés commerciales avaient amassée chez lui durant le jour, il attendait que l’heure du coucher l’eût délivré de son juge. Mais c’était en vain ; l’occulte influence veillait avec lui, et à la première parole amère, au premier éclat de voix qui faisait retentir les moindres parois de sa demeure, un bruit de meubles ou un piétinement, parti comme par hsard de la chambre de Ralph, semblait lui imposer silence, et lui annoncer que la discrète et patiente sollicitude du protecteur ne s’endormait pas.


QUATRIÈME PARTIE.

XXV.

Or, il arriva que le ministère du 8 août, qui dérangea tant de choses en France, porta un rude coup à la sécurité de Raymon. M. de Ramière n’était point de ces vanités aveugles qui triomphèrent d’un jour de victoire. Il avait fait de la politique l’âme de toutes ses pensées, la base de tous ses rêves d’avenir. Il s’était flatté que le roi, en entrant dans la voie des concessions adroites, maintiendrait longtemps encore l’équilibre qui assurait l’existence des familles nobles. Mais l’apparition du prince de Polignac détruisit cette espérance, Raymon voyait trop loin, il était trop répandu dans le monde nouveau pour ne pas se mettre en garde contre les succès du moment. Il comprit que toute sa destinée chancelait avec celle de la monarchie, et que sa fortune, sa vie peut-être, ne tenaient plus qu’à un fil.

Alors il se trouva dans une situation délicate et embarrassante. L’honneur lui faisait un devoir de se consacrer, malgré tous les périls du dévouement, à la famille dont les intérêts avaient été jusqu’alors étroitement liés aux siens. À cet égard, il ne pouvait guère donner le change à sa conscience et à la mémoire de ses proches. Mais cet ordre choses, cette tendance vers le régime absolu, choquait sa prudence, sa raison, et, disait-il, sa conviction intime. Elle compromettait toute son existence, elle faisait pis, elle le rendait ridicule, lui, publiciste renommé qui avait osé promettre tant de fois, au nom du trône, la justice pour tous et la fidélité au pacte juré. Maintenant tous les actes du gouvernement donnaient un démenti formel aux assertions imprudentes du jeune éclectique ; tous les esprits calmes et paresseux, qui, deux jours plus tôt, ne demandaient qu’à se rattacher au trône constitutionnel, commençaient à se jeter dans l’opposition et à traiter de fourberies les efforts de Raymon et de ses pareils. Les plus polis les accusaient d’imprévoyance et d’incapacité. Raymon sentait qu’il était humiliant de passer pour dupe après avoir joué un rôle si brillant dans la partie. En secret il commençait à maudire et à mépriser cette royauté qui se dégradait et qui l’entraînait dans sa chute ; il eût voulu pouvoir s’en détacher sans honte avant l’heure du combat. Il fit pendant quelque temps d’incroyables efforts d’esprit pour se concilier la confiance deux camps. Les opposants de cette époque n’étaient pas difficiles pour l’admission de nouveaux partisans. Ils avaient besoin de recrues, et, grâce au peu de preuves qu’ils leur demandaient, ils en faisaient de considérables. Ils ne dédaignaient pas d’ailleurs l’appui des grands noms, et chaque jour d’adroites flatteries jetées dans leurs journaux tendaient à détacher les plus beaux fleurons de cette couronne usée. Raymon n’était pas dupe de ces démonstrations d’estime ; mais il ne les repoussait pas, certain qu’il était de leur utilité. D’autre part, les champions du trône se montraient plus intolérants à mesure que leur situation devenait plus désespérée. Ils chassaient de leurs rangs, sans prudence et sans égards, leurs plus utiles défenseurs. Ils commencèrent bientôt à témoigner leur mécontentement et leur méfiance à Raymon. Celui-ci, embarrassé, amoureux de sa réputation comme du principal avantage de son existence, fut très à propos atteint d’un rhumatisme aigu, qui le força de renoncer momentanément à toute espèce de travail et de se retirer à la campagne avec sa mère.

Dans cet isolement, Raymon souffrit réellement de se trouver jeté comme un cadavre au milieu de l’activité dévorante d’une société prête à se dissoudre, de se sentir empêché, par l’embarras de prendre une couleur autant que par la maladie, de s’enrôler sous ces bannières belliqueuses qui flottaient de toutes parts, appelant au grand combat les plus obscurs et les plus inhabiles. Les cuisantes douleurs de la maladie, l’abandon, l’ennui et la fièvre donnèrent insensiblement un autre cours à ses idées. Il se demanda, pour la première fois peut-être, si le monde méritait tous les soins qu’il s’était donnés pour lui plaire, et, à le voir si indifférent envers lui, si oublieux de ses talents et de sa gloire, il jugea le monde. Puis il se consola d’en avoir été dupe, en se rendant le témoignage qu’il n’y avait jamais cherché que son bien-être personnel, et qu’il l’y avait trouvé, grâce à lui-même. Rien ne nous confirme dans l’égoïsme comme la réflexion. Raymon en tira cette conclusion, qu’il fallait à l’homme, en état de société, deux sortes de bonheur, celui de la vie publique et celui de la vie privée, les triomphes du monde et les douceurs de la famille.

Sa mère, qui le soignait assidûment, tomba dangereusement malade : ce fut à lui d’oublier ses maux et de veiller sur elle ; mais ses forces n’y suffirent pas. Les