Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 2, 1852.djvu/33

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
27
MAUPRAT.

que ma cousine allait renvoyer sa duègne et me parler. Mais elles échangèrent quelques paroles tout bas ; la duègne resta, et deux mortelles heures s’écoulèrent sans que j’osasse bouger de ma chaise. Je crois qu’Edmée dormait réellement. Quand la cloche sonna le dîner, son père revint me prendre, et, avant de quitter son appartement, il lui dit de nouveau : « Eh bien ! avez-vous causé ? — Oui, mon bon père, » répondit-elle avec une assurance qui me confondit.

Il me parut prouvé, d’après cette conduite de ma cousine, qu’elle s’était jouée de moi et que maintenant elle craignait mes reproches. Et puis, l’espérance me revint lorsque je me rappelai le ton dont elle avait parlé de moi avec mademoiselle Leblanc. J’en vins même à penser qu’elle craignait les soupçons de son père, et qu’elle n’affectait une grande indifférence que pour m’attirer plus sûrement dans ses bras quand le moment serait venu. Dans l’incertitude, j’attendis. Mais les jours et les nuits se succédèrent sans qu’aucune explication arrivât et sans qu’aucun message secret m’avertît de prendre patience. Elle descendait au salon une heure le matin ; le soir elle venait dîner et jouait au piquet et aux échecs avec son père. Pendant tout ce temps, elle était si bien gardée que je n’aurais pas même pu échanger un regard avec elle ; le reste du jour elle était inabordable dans sa chambre. Plusieurs fois, voyant que je m’ennuyais de l’espèce de captivité où j’étais forcé de vivre, le chevalier me dit : « Va causer avec Edmée, monte à sa chambre, dis-lui que c’est moi qui t’envoie. » Mais j’avais beau frapper, sans doute on m’entendait venir et on me reconnaissait à mon pas incertain et lourd. Jamais la porte ne s’ouvrait pour moi ; j’étais désespéré, j’étais furieux.

Il est nécessaire que j’interrompe le récit de mes impressions personnelles pour vous dire ce qui se passait à cette époque dans la triste famille des Mauprat. Jean et Antoine avaient réellement pris la fuite, et, quoique les recherches eussent été sévères, il fut impossible de s’emparer de leurs personnes. Tous leurs biens furent saisis, et la vente du fief de la Roche-Mauprat fut décrétée par autorité de justice. Mais on n’alla pas jusqu’au jour de l’adjudication : M. Hubert de Mauprat fit cesser les poursuites. Il se porta adjudicataire ; les créanciers furent satisfaits, et les titres de propriété de la Roche-Mauprat passèrent dans ses mains.

La petite garnison des Mauprat, composée d’aventuriers de bas étage, avait subi le même sort que ses maîtres. Elle était, comme on sait, réduite depuis longtemps à très-peu d’individus. Deux ou trois périrent ; d’autres prirent la fuite ; un seul fut mis en prison. On instruisit son procès, et il paya pour tous. Il fut grandement question d’instruire aussi par contumace contre Jean et Antoine de Mauprat, dont la fuite paraissait prouvée, car on n’avait pas retrouvé leurs corps après le dessèchement du vivier où celui de Gaucher avait surnagé ; mais le chevalier craignit pour l’honneur de son nom une sentence infamante, comme si cette sentence eût pu ajouter quelque chose à l’horreur du nom de Mauprat. Il usa de tout le crédit de M. de La Marche et du sien propre (qui était réel dans la province, surtout à cause de sa grande moralité) pour assoupir l’affaire, et il y réussit. Quant à moi, quoique j’eusse certainement trempé dans plus d’une des exactions de mes oncles, il ne fut pas question de m’accuser même au tribunal de l’opinion publique. Au milieu du déchaînement qu’excitaient mes oncles, on se plut à me considérer uniquement comme un jeune captif, victime de leurs mauvais traitements et plein d’heureuses dispositions. Le chevalier, dans sa générosité bienveillante et dans son désir de réhabiliter la famille, exagéra beaucoup, à coup sûr, mes mérites, et fit partout répandre le bruit que j’étais un ange de douceur et d’intelligence.

Le jour où M. Hubert se porta adjudicataire, il entra dès le matin dans ma chambre, accompagné de sa fille et de l’abbé, et, me montrant les actes par lesquels il consommait ce sacrifice (la Roche-Mauprat valait environ 200,000 livres), il me déclara que j’allais être mis sur-le-champ en possession, non-seulement de ma part d’héritage qui n’était pas considérable, mais de la moitié du revenu de la propriété. En même temps, la propriété totale, fonds et produit, m’allait être assurée par testament du chevalier, le tout à une seule condition ; c’est que je consentirais à recevoir une éducation sortable à ma qualité.

Le chevalier avait fait toutes ces dispositions avec bonté et simplicité, moitié par reconnaissance de ce qu’il savait de ma conduite envers Edmée, moitié par orgueil de famille ; mais il ne s’attendait pas à la résistance qu’il trouva en moi au sujet de l’éducation. Je ne saurais dire quel mécontentement souleva en moi le mot de condition. Je crus y voir surtout le résultat de quelque manœuvre d’Edmée pour se débarrasser de sa parole envers moi.

« Mon oncle, répondis-je après avoir écouté toutes ses offres magnifiques dans un silence absolu, je vous remercie de tout ce que vous voulez faire pour moi ; mais il ne me convient pas de l’accepter. Je n’ai pas besoin de fortune. À un homme comme moi, il ne faut que du pain, un fusil, un chien de chasse et le premier cabaret qui se trouvera sur la lisière des bois. Puisque vous avez la complaisance de me servir de tuteur, payez-moi la rente de mon huitième de propriété sur le fief, et n’exigez pas que j’apprenne vos sornettes de latin. Un gentilhomme en sait assez quand il peut abattre une sarcelle et signer son nom. Je ne tiens pas à être seigneur de la Roche-Mauprat ; c’est assez d’y avoir été esclave. Vous êtes un brave homme, et sur mon honneur je vous aime ; mais je n’aime guère les conditions. Je n’ai jamais rien fait par intérêt, et j’aime mieux rester ignorant que de devenir bel esprit aux gages du prochain. Quant à ma cousine, je ne consentirai jamais à faire une pareille brèche dans sa fortune. Je sais bien qu’elle ferait volontiers le sacrifice d’une partie de sa dot pour se dispenser… »

Edmée, qui était restée fort pâle et comme distraite jusque-là, me lança tout à coup un regard étincelant, et m’interrompit pour me dire avec assurance : « Pour me dispenser de quoi, s’il vous plaît, Bernard ? » Je vis que, malgré son courage, elle était fort émue ; car elle brisa son éventail en le fermant. Je lui répondis, avec un regard où l’honnête malice du campagnard devait se peindre : « Pour vous dispenser, cousine, de tenir certaine promesse que vous m’avez faite à la Roche-Mauprat. »

Elle devint plus pâle qu’auparavant, et son visage prit une expression de terreur que déguisait mal un sourire de mépris.

« Quelle promesse lui avez-vous donc faite, Edmée ? » dit le chevalier en se tournant vers elle avec candeur. En même temps le curé me serra le bras à la dérobée, et je compris que le confesseur de ma cousine était en possession de notre secret.

Je haussai les épaules ; leurs craintes me faisaient injure et pitié. « Elle m’a promis, repris-je en souriant, de me regarder toujours comme son frère et son ami. Ne sont-ce pas là vos paroles, Edmée, et croyez-vous que cela se prouve avec de l’argent ? »

Elle se leva avec vivacité, et, me tendant la main, elle me dit d’une voix émue : « Vous avez raison, Bernard, vous êtes un grand cœur, et je ne me pardonnerais pas si j’en doutais un instant. » Je vis une larme au bord de sa paupière, et je serrai sa main un peu trop fort sans doute, car elle laissa échapper un petit cri accompagné d’un charmant sourire. Le chevalier m’embrassa, et l’abbé dit à plusieurs reprises en s’agitant sur sa chaise : « C’est beau ! c’est noble ! c’est très-beau ! On n’a pas besoin d’apprendre cela dans les livres, ajouta-t-il en s’adressant au chevalier. Dieu écrit sa parole et répand son esprit dans le cœur de ses enfants.

— Vous verrez, dit le chevalier vivement attendri, que ce Mauprat relèvera l’honneur de la famille. Maintenant, mon cher Bernard, je ne te parlerai plus d’affaires. Je sais comment je dois agir, et tu ne peux pas m’empècher de faire ce que bon me semblera pour que mon nom soit réhabilité dans ta personne. La seule réhabilitation véritable m’est garantie par tes nobles sentiments ; mais il en est encore une autre que tu ne refuseras pas de