Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 2, 1852.djvu/354

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
92
MELCHIOR.

vanté de sentir en lui deux volontés opposées, deux besoins absolument contraires ; il s’éveilla comme d’un profond sommeil, et se demanda comment il avait vécu vingt-cinq ans sans savoir des choses si positives et si simples.

Bien rarement nous arrivons à la force de l’âge sans avoir abusé de notre première énergie, émoussé nos passions, gaspillé cette sensibilité virginale si précieuse et si fragile. L’éducation développe en nous, dès les jours de l’adolescence, une ardente curiosité et souvent même de faux besoins du cœur.

Dans une littérature dont le but semble être de poétiser le désir et d’aiguiser l’amour, nos imaginations précoces ont puisé, beaucoup trop peut-être, le rêve des grandes affections.

Il en est résulté qu’en demandant à la vie ses joies inconnues, nous n’avons joué sur la scène réelle qu’une parodie amère ; nous n’avons recueilli que honte et douleur là où nous arrivions pleins de sève, guidés en même temps qu’abusés par la tradition des temps poétiques, des amours perdus. Nous avons pitoyablement dépensé nos aveugles richesses ; nous avons donné de notre cœur à pleines mains et à tout le monde. Aussi nous sommes désabusés avant d’atteindre à nos plus belles années. La nature n’a pas encore donné le complément à nos facultés, que l’expérience nous les a éteintes.

Nos anciennes chimères vinssent-elles à se réaliser, notre âme ne pourrait plus les accueillir ; ces fleurs trop frêles se flétriraient en tombant sur un sol amaigri.

Le même jour qui nous fait hommes nous fait vieillards, ou plutôt il n’y a pas d’heure intermédiaire entre l’enfance et la caducité : tel est l’ouvrage de la civilisation.

Mais le jeune Lockrist, élevé loin du monde et des arts, pétri dès l’enfance pour une vie dure et frugale, n’avait jamais bu à ces sources empoisonnées. Il était dans la société comme une pièce de monnaie toute neuve dans la circulation, alors que le frottement n’a point encore usé son empreinte.

S’il n’avait eu que peu d’idées jusque-là, du moins n’en avait-il jamais eu de fausses ; il ne possédait ni le savoir, ni l’erreur, qui tient de si près au savoir. L’amour, réduit dans ses perceptions au plaisir d’un jour, n’avait pas brûlé son sang, fatigué son cerveau, amorti sa force intellectuelle.

Ce hardi marin, si rude d’écorce, si prosaïque de langage et de manières, ce brut métal coulé dans un moule vulgaire renfermait pourtant des trésors d’amour et de poésie qui n’attendaient qu’un rayon de lumière pour éclore.

Combien de semblables hommes n’avons-nous pas rencontrés ! Combien semblaient inféconds, qui ont produit de grandes choses ! Combien promettaient de hautes destinées, qui sont demeurés stériles ! Si celui-là ne fût né près d’un trône, il n’eût été propre qu’aux dernières fonctions de la société ; si cet autre eût appris à lire, il eût été Cromwell.

Aussi quand le véritable amour envahit le cœur de Melchior, ce fut une irruption si large et si violente qu’il emporta en un instant le passé comme un rêve. Il trouva des aliments intacts qu’il dévora comme un incendie, et chez ce marin grossier, ignorant et libertin, il se développa certes plus intense et plus dramatique que dans le cerveau d’un poëte dandy de nos salons.

Le progrès fut si effrayant et si rapide, que Melchior n’eut pas le temps de se reconnaître. Tout ce qui avait rempli son existence passée s’effaça comme un nuage à l’horizon. Le vin, le jeu, le tabac, les seuls plaisirs du marin, lui inspirèrent du dégoût ; la flamme du punch ne l’égaya plus ; les propos grossiers choquèrent son oreille.

Dans les chants de l’orgie, il apparaissait sombre et irrité, craignant toujours qu’on ne troublât le repos de Jenny, et quand ses compagnons, devinant à demi son mal, osèrent le railler, ils rencontrèrent la menace sur ses lèvres et la vengeance dans son regard. Le premier qui eût prononcé alors le nom de Jenny fût tombé sous le couteau que Melchior pressait dans sa main tremblante.

Il n’y a pas à bord de secret longtemps gardé ; Jenny entendit bientôt faire la remarque du changement qui s’opérait dans le caractère de son cousin.

La femme du monde la plus simple ne manque jamais de perspicacité lorsqu’il s’agit du principal, du seul intérêt de sa vie. Melchior croyait encore son secret caché bien avant dans son cœur, que Jenny l’avait découvert.

Alors le bonheur embellit Jenny de tout l’éclat du triomphe ; la naïve enfant ne sentit pas plus tôt sa puissance, qu’elle en usa en reine de quinze ans ; elle devint folâtre, maligne, coquette avec candeur, cruelle avec tendresse. Ce fut le dernier coup.

Melchior ne chercha plus à lutter contre son propre cœur ; il accepta les maux et les biens de cette existence nouvelle, et ne voulut résister qu’autant qu’il le fallait pour n’être pas coupable.

Mais si cette résistance eût été difficile dans une circonstance ordinaire de la vie, elle devenait pour ainsi dire surhumaine là où était Melchior.

Jeté au milieu de l’immense Océan, dans une petite société d’exception, où la nécessité est dieu, le navigateur ne saurait plier sa conviction aux mêmes volontés qui régissent les continents.

La mer est une contrée de refuge ; elle a ses immuables franchises, ses droits d’asile, ses solennels pardons. Là meurt l’empire des lois, si le faible parvient à devenir fort ; là, l’esclavage peut se rire du joug brisé et demander aux éléments protection contre les hommes.

Pour celui qui, comme Melchior, ne peut plus établir son bonheur dans la société, c’est une redoutable tentation que six mois arrachés sur les flots à l’inflexibilité des lois humaines.


III.


Hélas ! c’est quelquefois un rêve bien bizarre qu’une traversée maritime. Là tout se confond, tout s’oublie ; là deviennent possibles les intimités proscrites sur le sol habité.

Il ne faut pas croire qu’il n’y ait d’étrange dans cette vie que le nom barbare des planches et des cordes, les mœurs brutales ou les sonores jurements des matelots ; la littérature nautique a faussé sa vocation et méconnu sa richesse, quand elle s’est bornée à ces stériles détails statistiques ; elle ne nous a pas assez dit l’influence de la situation sur le cœur humain, lorsqu’il se trouve ainsi poussé en dehors de la vie commune, et que son existence sociale est, pour ainsi dire, suspendue.

Une semblable transition dans ses mœurs peut le bouleverser et lui ouvrir une carrière d’espérances chimériques. Songe heureux bercé par les flots hospitaliers, mais que la moindre secousse d’un atterrissement doit faire évanouir !

Melchior se laissa emporter plus d’une fois à ces décevantes pensées. Il se demanda, dans sa philosophie sauvage et naturelle, si l’homme n’était pas le plus déplorablement organisé des animaux, puisqu’il avait la prévoyance, et s’il ne répondrait pas mieux au vœu de la création en jouissant d’un beau jour qu’en le troublant par le remords de la veille ou l’appréhension du lendemain.

C’étaient là de bien hautes et téméraires pensées pour Melchior, mais elles viennent ainsi plus souvent qu’on ne pense aux esprits droits et simples.

Chaque nuit, il eut des heures de délire où il jura d’oublier toutes ces conventions intéressées, dont le sentiment s’appelle une conscience ; il tordit ses mains avec rage, et demanda au ciel, parmi les gémissements de la vague et les plaintes du vent dans les cordages, pourquoi, ainsi qu’aux autres hommes, il ne lui avait pas laissé sa part d’avenir.

Quelle était donc la cause des insomnies désespérées de ce jeune homme ? Pourquoi ne devinait-il pas que le