Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 2, 1852.djvu/358

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
96
MELCHIOR

le réprimander de son absence à la manœuvre la nuit précédente.

La lune n’était pas encore levée lorsque Melchior descendit dans le porte-hauban.

Un instant après Jenny fut à ses côtés ; Il lui avait fait un signe en quittant le réfectoire.

— Jenny, lui dit-il en la forçant de s’asseoir sur ses genoux, regrettes-tu de m’avoir rendu heureux ? Rougis-tu d’être ma femme ?

Jenny ne répondit que par des larmes et des caresses.

Melchior lui dit encore :

— Tu crois à une autre vie, n’est-ce pas, ma bien-aimée ?

— J’y crois, surtout depuis que je t’aime, lui répondit-elle.

— L’autre nuit, pendant la tourmente, répondit Melchior, j’ai vu deux flammes s’agiter à la cime des mâts : elles semblaient se chercher, se fuir, s’appeler tour à tour, puis elles se joignirent et disparurent.

« Penses-tu, Jenny, que ce fussent deux âmes ?

En parlant ainsi, Melchior se dressa sur la banquette en tenant toujours Jenny dans ses bras.

Ce mouvement lui fit peur ; elle se cramponna à son vêtement.

— Sois tranquille, lui dit-il, rien ne nous séparera ; tu ne seras jamais à un autre qu’à moi, et je ne perdrai jamais ton amour.

En disant ces mots, il s’élança avec elle dans la mer.

Le cri que poussa Jenny fut entendu du timonier : l’alarme fut donnée. On vit Melchior lutter contre la houle encore trop rude qui le rejetait contre la poupe.

Un matelot, habile nageur dont il avait sauvé la vie, le retira de la mer ; mais le corps que Melchior tenait embrassé ne rouvrit pas les yeux, et retourna le lendemain à la mer avec les cérémonies d’usage pour les sépultures nautiques. Melchior ne comprit rien à ce qui se passait autour de lui ; il sourit d’un air stupide en voyant le nabab arracher ses cheveux blancs.

Sa santé se rétablit plus vite qu’on ne l’espérait, et il reprit son service, qu’il remplit avec une admirable ponctualité, jusqu’à son débarquement en France. Seulement, il fut impossible de lui arracher une parole relative à sa vie passée et au terrible événement qui lui avait fait perdre la mémoire.

En arrivant chez sa mère, Melchior trouva parmi des lettres qui l’attendaient un papier qui sembla fixer son attention ; il le regarda longtemps et parut faire d’incroyables efforts pour ressaisir le sens des choses qu’il contenait ; puis, tout d’un coup, il le froissa dans ses mains, poussa un cri terrible et courut à une fenêtre pour s’y précipiter.

On se jeta sur lui, on ramassa le papier : c’était l’extrait mortuaire de la Térésine.

On le tint garrotté pendant plusieurs jours ; il déchirait les cordes avec ses dents ; il les rompait avec la tension de ses muscles ; il couvrait d’imprécations les gardiens qui cherchaient à le préserver de sa propre fureur ; il leur demandait ensuite avec des sanglots une arme pour s’ôter la vie.

Cette crise cessa ; la mémoire disparut. Melchior reprit son service à bord d’un bâtiment frété pour Buenos-Ayres,

C’est encore aujourd’hui un excellent officier de marine, ponctuel, vigilant et brave. Seulement, une fois par an, sa mémoire revient ; il s’élance aux sabords, appelle Jenny et veut se noyer.

Les matelots qui l’ont connu à bord de l’Inkle et Yariko assurent qu’il a perdu la raison pour n’avoir jamais su boire, et ils en tirent comme principe d’hygiène la conséquence qui leur plaît le mieux. Ils regardent comme ses instants lucides ceux où il perd le sentiment de son infortune et de ses remords ; mais, au contraire, c’est la raison qui revient avec le désespoir et la fureur.

Alors on est obligé de le garder à fond de cale.

Le reste du temps, il est paisible et raisonne parfaitement sur toutes les choses présentes.

C’est alors qu’il est fou.

GEORGE SAND.

FIN DE MELCHIOR