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MAUPRAT.

décidé à vous corriger, je vous aimerais autant à cause de vos défauts qu’à cause de vos qualités. La compassion entraîne l’affection ; mais je n’aime pas le mal, je ne peux pas l’aimer, et si vous le cultivez en vous-même, au lieu de l’extirper, je ne peux pas vous aimer. Comprenez-vous cela ? — Non. — Comment, non ? — Non, vous dis-je. Je ne sens pas qu’il y ait du mal en moi. Si vous n’êtes pas choquée du peu de grâce de mes jambes, et du peu de blancheur de mes mains, et du peu d’élégance de mes paroles, je ne sais plus ce que vous haïssez en moi. J’ai entendu de mauvais préceptes dès mon enfance, mais je ne les ai pas acceptés. Je n’ai jamais cru q’il fût permis de commettre de mauvaises actions, ou du moins je ne l’ai jamais trouvé agréable. Quand j’ai fait le mal j’ai été contraint par la force. J’ai toujours détesté mes oncles et leur conduite. Je n’aime pas la souffrance d’autrui ; je n’aime à dépouiller personne ; je méprise l’argent, dont on faisait un dieu à la Roche-Mauprat ; je sais être sobre, et je boirais de l’eau toute ma vie, quoique j’aime le vin, s’il fallait, comme mes oncles, répandre le sang pour me procurer un bon souper. Cependant j’ai combattu avec eux ; cependant j’ai bu avec eux ; pouvais-je faire autrement ? Aujourd’hui que je peux me conduire comme je veux, à qui fais-je du tort ? à qui souhaité-je du mal ? Votre abbé qui parle de vertu, me prend-il pour un assassin ou pour un voleur ? Ainsi, avouez-le, Edmée, vous savez bien que je suis honnête ; vous ne me croyez pas méchant ; mais je vous déplais parce que je n’ai pas d’esprit, et vous aimez M. de la Marche parce qu’il sait dire des niaiseries dont je rougirais.

— Et si, pour me plaire, dit-elle en souriant, après m’avoir écouté avec beaucoup d’attention, et sans retirer sa main que j’avais prise à travers le grillage ; si, pour être préféré à M. de La Marche, il fallait acquérir de l’esprit, comme vous dites, ne le feriez-vous pas ?

— Je n’en sais rien, répondis-je après un instant d’hésitation ; peut-être serais-je assez fou pour cela, car je ne comprends rien au pouvoir que vous avez sur moi ; mais ce serait une grande lâcheté et une grande folie.

— Pourquoi, Bernard ?

— Parce qu’une femme qui n’aime pas un homme pour son bon cœur, mais pour son bel esprit, ne vaut guère la peine que je me donnerais. Voilà ce qu’il me semble. »

Elle garda le silence à son tour, et me dit ensuite en me pressant la main : « Vous avez bien plus de sens et d’esprit qu’on ne croirait. Me voilà forcée d’être tout à fait sincère avec vous, et de vous avouer que, tel que vous êtes, et quand même vous ne devriez jamais changer, j’ai pour vous une estime et une amitié qui dureront autant que ma vie. Soyez sûr de cela, Bernard, quelque chose que je puisse vous dire dans un moment de colère, car vous savez que je suis très-vive : cela est de famille. Le sang des Mauprat ne coulera jamais aussi tranquillement que celui des autres humains. Ménagez donc ma fierté, vous qui savez si bien ce que c’est que la fierté ; ne vous targuez jamais avec moi des droits acquis. L’affection ne se commande pas, elle se demande ou s’inspire ; faites que je vous aime toujours : ne me dites jamais que je suis forcée de vous aimer. — Cela est juste, en effet, répondis-je ; mais pourquoi me parlez-vous quelquefois comme si j’étais forcé de vous obéir ? Pourquoi, ce soir, m’avez-vous défendu de boire et ordonné d’étudier ? — Parce que, si on ne peut commander à l’affection qui n’existe pas, on peut du moins commander à l’affection qui existe, et c’est parce que je suis sûre de la vôtre que je lui commande. — C’est bien ! m’écriai-je avec transport ; j’ai donc le droit de commander à la vôtre aussi, puisque vous m’avez dit qu’elle existait certainement… Edmée, je vous commande de m’embrasser. — Laissez, Bernard, s’écria-t-elle, vous me cassez le bras. Voyez, vous m’avez écorchée contre le grillage. — Pourquoi vous êtes-vous retranchée contre moi ? lui dis-je en couvrant de mes lèvres la légère blessure que je lui avais faite au bras. Ah ! que je suis malheureux ! Maudit grillage ! Edmée, si vous vouliez pencher votre tête, je pourrais vous embrasser… vous embrasser comme ma sœur. Edmée, que craignez-vous ? — Mon bon Bernard, répondit-elle, dans le monde où je vis on n’embrasse même pas sa sœur, et nulle part on ne s’embrasse en secret. Je vous embrasserai devant mon père, tous les jours si vous voulez, mais jamais ici. — Vous ne m’embrasserez jamais ! m’écriai-je rendu à mes fureurs accoutumées. Et votre promesse ? et mes droits ?… — Si nous nous marions ensemble… dit-elle avec embarras, quand vous aurez reçu l’éducation que je vous supplie de recevoir… — Mort de ma vie ! vous moquez-vous ? Est-il question de mariage entre nous ? Nullement ; je ne veux pas de votre fortune, je vous l’ai dit. — Ma fortune et la vôtre ne font plus qu’une, répondit-elle. Entre parents si proches que nous le sommes, le tien et le mien sont des mots sans valeur. Jamais la pensée ne me viendra de vous croire cupide. Je sais que vous m’aimez, que vous travaillerez à me le prouver, et qu’un jour viendra où votre amour ne me fera plus peur, parce que je pourrai l’accepter à la face du ciel et des hommes.

— Si c’est là votre idée, repris-je, tout à fait distrait de mes sauvages transports par la direction nouvelle qu’elle donnait à mes pensées, ma position est bien différente ; mais, à vous dire vrai, il faut que j’y réfléchisse… Je n’avais pas songé que vous l’entendriez ainsi… — Et comment voulez-vous que je puisse l’entendre différemment ? reprit-elle. Une demoiselle ne se déshonore-t-elle pas en se donnant à un autre homme qu’à son époux ? Je ne veux pas me déshonorer, vous ne le voudriez pas non plus, vous qui m’aimez. Vous ne voudriez pas me faire un tort irréparable. Si vous aviez telle intention, vous seriez mon plus mortel ennemi… — Attendez, Edmée, attendez, repris-je ; je ne puis rien vous dire de mes intentions, je n’en ai jamais eu d’arrêtées à votre égard. Je n’ai eu que des désirs, et jamais je n’ai pensé à vous sans devenir fou. Vous voulez que je vous épouse ? Eh ! pourquoi donc, mon Dieu ? — Parce qu’une fille qui se respecte ne peut appartenir à un homme sans la pensée, sans la résolution, sans la certitude de lui appartenir toujours. Ne savez-vous pas cela ? — Il y a tant de choses que je ne sais pas, ou auxquelles je n’ai jamais pensé ! — L’éducation vous apprendrait, Bernard, ce que vous devez penser des choses qui vous intéressent le plus, de votre position, de vos devoirs, de vos sentiments. Vous ne voyez clair ni dans votre cœur, ni dans votre conscience. Moi, qui suis habituée à m’interroger sur toutes choses et à me gouverner moi-même, comment voulez-vous que je prenne pour maître un homme soumis à l’instinct et guidé par le hasard ? — Pour maître ! pour mari ! Oui, je comprends que vous ne puissiez soumettre votre vie tout entière à un animal de mon espèce… Mais je ne vous demandais pas cela, moi !… et je n’y puis penser sans frémir ! — Il faut que vous y pensiez cependant, Bernard ; pensez-y beaucoup, et, quand vous l’aurez fait, vous sentirez la nécessité de suivre mes conseils et de mettre votre esprit en rapport avec la nouvelle position où vous êtes entré en quittant la Roche-Mauprat ; quand vous aurez reconnu cette nécessité, vous me le direz, et alors nous prendrons plusieurs résolutions nécessaires. » Elle retira doucement sa main d’entre les miennes, et je crois qu’elle me dit bonsoir, mais je ne l’entendis pas. Je restai absorbé dans mes pensées, et, quand je relevai la tête pour lui parler, elle n’était plus là. J’allai à la chapelle ; elle était rentrée dans sa chambre par une tribune supérieure qui communiquait avec ses appartements.

Je retournai dans le jardin, je m’enfonçai dans le parc, et j’y restai toute la nuit. Ma conversation avec Edmée m’avait jeté dans un monde nouveau. Jusque-là je n’avais pas cessé d’être l’homme de la Roche-Mauprat, et je n’avais pas prévu que je pusse ou que je dusse cesser de l’être : sauf les habitudes qui avaient changé avec les circonstances, j’étais resté dans le cercle étroit de mes pensées. Au sein de toutes les choses nouvelles qui m’environnaient, je me sentais blessé de leur puissance réelle, et je roidissais ma volonté en secret, afin de ne pas me sentir humilié. Je crois qu’avec la persévérance et la force dont j’étais doué, rien n’eût pu me faire sortir de ce retranchement d’obstination, si Edmée ne s’en fût mêlée.