Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 2, 1852.djvu/43

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
37
MAUPRAT.

M. de La Marche pouvait me voir, et il me voyait en effet, et j’agissais à dessein. Je brûlais d’avoir une querelle avec lui. Edmée tressaillit et devint toute rouge ; mais, reprenant aussitôt un air d’enjouement plein d’indolence : « En vérité, Bernard, me dit-elle, vous êtes galant ce matin comme un abbé de cour. N’auriez-vous pas fait quelque madrigal la nuit dernière ? »

Je fus singulièrement mortifié de cette raillerie ; mais, payant d’assurance à mon tour : « Oui, j’en ai fait un hier soir à la fenêtre de la chapelle, répondis-je ; et s’il est mauvais, cousine, c’est votre faute. — Dites que c’est la faute de votre éducation, » reprit-elle en s’animant, et elle n’était jamais plus belle que lorsque sa fierté et sa vivacité naturelle se réveillaient. — « M’est avis que j’ai beaucoup trop d’éducation, en effet, répondis-je, et que, si j’écoutais davantage mon bon sens naturel, vous ne me railleriez pas tant. — Il me semble, en vérité, que vous faites assaut d’esprit et de métaphores avec Bernard, dit M. de La Marche en pliant son journal d’un air indifférent et en se rapprochant de nous. — Je l’en tiens quitte, répondis-je, blessé de cette impertinence ; qu’elle garde son esprit pour vos pareils. »

Je me levai pour l’affronter, mais il ne parut pas s’en apercevoir ; et, s’adossant à la cheminée avec une incroyable aisance, il dit en se penchant vers Edmée d’une voix douce et presque affectueuse : « Qu’a-t-il donc ? » comme s’il se fut informé de la santé de son petit chien. « Que sait-on ? » répondit Edmée du même ton ; puis elle se leva en ajoutant : « J’ai trop mal à la tête pour rester là. Donnez-moi le bras pour remonter dans ma chambre. »

Elle sortit appuyée sur lui ; je restai stupéfait.

J’attendis, résolu à l’insulter dès qu’il serait revenu au salon ; mais l’abbé entra et peu après mon oncle Hubert. Ils se mirent à causer de sujets qui m’étaient tout à fait étrangers (et il en était ainsi de presque tous les sujets de conversation). Je ne savais que faire pour me venger, mais je n’osais me trahir en présence de mon oncle. Je sentais ce que je devais au respect et aux droits de l’hospitalité. Jamais je ne m’étais fait une telle violence à la Roche-Mauprat. L’outrage et la colère se manifestaient spontanément ; je faillis mourir dans l’attente de ma vengeance. Plusieurs fois le chevalier, remarquant l’altération de mes traits, me demanda avec bonté si j’étais malade. M. de La Marche ne parut s’apercevoir ni se douter de rien. L’abbé seul m’examinait avec attention. Je surprenais ses yeux bleus, où la pénétration naturelle se voilait toujours sous une habitude de timidité, attachés sur moi avec inquiétude. L’abbé ne m’aimait pas. Il m’était facile de voir que ses manières douces et enjouées devenaient froides comme malgré lui dès qu’il s’adressait à moi ; je remarquais même qu’en tout temps son visage s’attristait à mon approche.

Me sentant près de m’évanouir, tant la contrainte que je subissais était hors de mes habitudes et au-dessus de mes forces, j’allai me jeter sur l’herbe du parc. C’était là mon refuge dans toutes mes agitations. Ces grands chênes, cette mousse centenaire qui pendait à toutes les branches, ces fleurs de bois pâles et odorantes, emblèmes des douleurs cachées, c’étaient là les amis de mon enfance, les seuls que j’eusse retrouvés sans altération dans la vie sociale comme dans la vie sauvage. Je cachai mon visage dans mes mains ; je ne me rappelle pas avoir souffert davantage dans aucune des calamités de ma vie. Pourtant j’en éprouvai de bien réelles par la suite, et à tout prendre j’eusse dû m’estimer heureux, au sortir du rude et périlleux métier de coupe-jarret, de trouver tant de biens inespérés, affection, sollicitude, richesse, liberté, enseignement, bons conseils et bons exemples. Mais il est certain que, pour passer d’un état de l’âme à un état opposé, même du mal au bien, même de la douleur à la jouissance et de la fatigue au repos, il faut que l’homme souffre, et que, dans cet enfantement d’une nouvelle destinée, tous les ressorts de son être se tendent jusqu’à se briser. Ainsi, à l’approche de l’été, le ciel se couvre de sombres nuées, et la terre frémissante semble prête à s’anéantir sous les coups de la tempête.

Je n’étais occupé en ce moment qu’à chercher un moyen d’assouvir ma haine contre M. de La Marche, sans trahir et sans laisser même soupçonner le lien mystérieux dont je me prévalais auprès d’Edmée. Quoique rien ne fût moins en vigueur à la Roche-Mauprat que la sainteté du serment, les seules lectures que j’eusse faites étant, comme je vous l’ai dit, quelques ballades de chevalerie, je m’étais pris d’un romanesque amour pour la fidélité des promesses, et c’était à peu près la seule vertu que j’eusse acquise. Le secret dû à Edmée me retenait donc invinciblement. « Mais ne trouverai-je pas, me disais-je, quelque prétexte plausible pour me jeter sur mon ennemi et pour l’étrangler ? » À dire vrai, cela n’était pas facile avec un homme qui semblait avoir un parti pris de politesse et de prévenances à mon égard.

Dans ces perplexités j’oubliai l’heure du dîner, et, quand je vis le soleil descendre derrière les tours du château, je me dis trop tard que mon absence avait dû être remarquée, et que je ne pourrais rentrer sans subir ou les brusques questions d’Edmée, ou ce clair et froid regard de l’abbé, qui semblait toujours éviter le mien, et que je surprenais tout à coup plongeant au plus profond de ma conscience.

Je résolus de ne rentrer qu’à la nuit, et je m’étendis sur l’herbe, essayant de dormir pour reposer ma tête brisée. Je m’endormis en effet. Quand je m’éveillai, la lune montait dans le ciel encore rouge des feux du soir. Le bruit qui m’avait fait tressaillir était bien léger ; mais il est des sons qui frappent le cœur avant de frapper l’oreille, et les plus subtiles émanations de l’amour pénètrent quelquefois la plus rude organisation. La voix d’Edmée venait de prononcer mon nom à peu de distance, derrière le feuillage. D’abord je crus avoir rêvé ; je restai immobile, je retins mon haleine et j’écoutai. C’était elle qui se rendait chez le solitaire avec l’abbé. Ils s’étaient arrêtés dans le sentier couvert, à cinq ou six pas de moi, et ils causaient à demi-voix, mais de cette manière distincte qui, dans les confidences, donne à l’attention tant de solennité. « Je crains, disait Edmée, qu’il ne fasse un esclandre à M. de La Marche ; quelque chose de plus sérieux encore, que sait-on ? Vous ne connaissez pas Bernard.

— Il faut à tout prix l’éloigner d’ici, répondit l’abbé. Vous ne pouvez vivre de la sorte, continuellement exposée à la brutalité d’un brigand. — Il est certain que ce n’est pas vivre. Depuis qu’il a mis le pied ici, je n’ai pas eu un instant de liberté. Prisonnière dans ma chambre, ou forcée de recourir à la protection de mes amis, je n’ose faire un pas. C’est tout au plus si je puis descendre l’escalier, et je ne traverse pas la galerie sans envoyer Leblanc en éclaireur. La pauvre fille, qui m’a vue si brave, me croit folle. Cette contrainte est odieuse. Je ne dors plus que sous les verrous. Et voyez, l’abbé, je ne marche pas sans un poignard, ni plus ni moins qu’une héroïne de ballade espagnole. — Et si ce malheureux vous rencontre et vous effraie, vous vous en frapperez le sein, n’est-ce pas ? De pareilles chances ne peuvent s’accepter. Edmée, il faut trouver le moyen de changer une position qui n’est pas tenable. Je conçois que vous ne vouliez pas lui ôter l’amitié de votre père, en confessant à celui-ci la monstrueuse transaction que vous avez été forcée de faire avec ce bandit à la Roche-Mauprat. Mais, quoi qu’il arrive… ah ! ma pauvre Edmée, je ne suis pas un homme de sang, mais je me prends vingt fois le jour à déplorer que mon caractère de prêtre m’empêche de provoquer cet homme et de vous en débarrasser à jamais. »

Ce charitable regret, exprimé si naïvement à mon oreille, me donna une violente démangeaison de me montrer brusquement, ne fût-ce que pour mettre à l’épreuve l’humeur guerrière de l’abbé : mais j’étais enchaîné par le désir de surprendre enfin les véritables sentiments et les véritables desseins d’Edmée à mon égard.

« Soyez donc tranquille, dit-elle d’un air dégagé ; s’il lasse ma patience, je n’hésiterai nullement à lui planter cette lame dans la joue. Je suis bien sûre qu’une petite saignée calmera son ardeur. »

Alors ils se rapprochèrent de quelques pas. « Écoutez-moi, Edmée, dit l’abbé en s’arrêtant de nou-