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MAUPRAT.

pourrait humilier ; elle est indulgente aux absurdités parce qu’elle ne tient pas à montrer son savoir, et elle est attentive aux bonnes choses parce qu’elle désire s’instruire. Son grand désir, c’est de comprendre et non d’enseigner ; son grand art (puisqu’il est reconnu qu’il faut de l’art dans l’échange des paroles) n’est pas de mettre en présence deux fiers antagonistes, pressés d’étaler leur science et d’amuser la compagnie en soutenant chacun une thèse dont personne ne désire trouver la solution, mais d’éclaircir toute discussion utile en y faisant intervenir tous ceux qui peuvent à point y jeter du jour. C’est un talent que je ne vois point chez ces maîtresses de maison si prônées. Chez elles je vois toujours deux avocats en vogue et un auditoire ébahi, où personne n’est juge ; elles ont l’art de rendre le génie ridicule, le vulgaire muet et inerte ; et l’on sort de là en disant : « C’est bien parlé, et rien de plus. »

Je pense bien que j’avais raison ; mais je me souviens aussi que ma grande colère contre ces femmes venait de ce qu’elles ne faisaient aucune attention aux gens qui se croyaient du mérite et qui n’avaient pas de célébrité ; et ces gens-là, c’était moi, comme vous pouvez bien l’imaginer. D’un autre côté, et maintenant que j’y songe sans prévention et sans vanité blessée, je suis certain que ces femmes avaient un système d’adulation pour les favoris du public, qui ressemblait beaucoup plus à une puérile vanité qu’à une sincère admiration ou à une franche sympathie. Elles étaient comme une sorte d’éditeurs de la conversation, écoutant de toutes leurs oreilles, et faisant impérieusement signe à l’auditoire d’écouter religieusement toute niaiserie sortant d’une bouche illustre, tandis qu’elles étouffaient un bâillement et faisaient claquer les branches de leur éventail à toute parole, si excellente qu’elle fût, dès qu’elle n’était pas signée d’un nom en vogue. J’ignore les airs des femmes beaux-esprits du dix-neuvième siècle ; j’ignore même si cette race subsiste encore : il y a trente ans que je n’ai été dans le monde ; mais, quant au passé, vous pouvez croire ce que je vous en dis. Il y en avait cinq ou six qui m’étaient réellement odieuses. L’une avait de l’esprit, et dépensait à tort et à travers ses bons mots, qui étaient aussitôt colportés dans tous les salons, et qu’il me fallait entendre répéter vingt fois dans un jour ; une autre avait lu Montesquieu et faisait la leçon aux plus vieux magistrats ; une troisième jouait de la harpe pitoyablement, mais il était convenu que ses bras étaient les plus beaux de France ; et il fallait supporter l’aigre grincement de ses ongles sur les cordes, afin qu’elle pût ôter ses gants d’un air timide et enfantin. Que sais-je des autres ? Elles rivalisaient d’affectation et de niaises hypocrisies dont tous les hommes consentaient puérilement à paraître dupes. Une seule était vraiment belle, ne disait rien, et plaisait par la nonchalance de ses attitudes. Celle-là eût trouvé grâce devant moi, parce qu’elle était ignorante ; mais elle en faisait gloire, afin de contraster avec les autres par une piquante ingénuité. Un jour je découvris qu’elle avait de l’esprit, et je la pris en aversion.

Edmée restait seule dans toute sa fraîcheur de sincérité, dans tout l’éclat de sa grâce naturelle. Assise sur un sofa auprès de M. de Malesherbes, elle était la même personne que j’avais contemplée tant de fois au soleil couchant, sur le banc de pierre au seuil de la chaumière de Patience.

XIII.

Vous pensez bien que les hommages dont ma cousine était entourée rallumèrent dans mon sein la jalousie assoupie. Depuis qu’obéissant à son ordre je m’étais livré à l’étude, je ne saurais trop vous dire si j’osais compter sur la promesse qu’elle m’avait faite d’être ma femme lorsque je serais en état de comprendre ses idées et ses sentiments. Il me semblait bien que ce temps était venu ; car il est certain que je comprenais Edmée, mieux peut-être qu’aucun des hommes qui lui faisaient la cour en prose et en vers. J’étais bien résolu à ne me plus prévaloir du serment arraché à la Roche-Mauprat ; mais la dernière promesse faite librement à la fenêtre de la chapelle, et la conclusion que je pouvais tirer de l’entretien avec l’abbé, surpris par moi dans le parc de Sainte-Sévère ; mais l’insistance qu’elle avait mise à m’empêcher de m’éloigner d’elle et à diriger mon éducation ; mais les soins maternels qu’elle m’avait prodigués durant ma maladie, tout cela ne me donnait-il pas, sinon des droits, du moins des motifs d’espérance ? Il est vrai que son amitié était glaciale dès que ma passion se trahissait dans mes paroles ou dans mes regards ; il est vrai que, depuis le premier jour, je n’avais pas fait un pas de plus dans son intimité ; il est vrai aussi que M. de La Marche venait souvent dans la maison, et qu’elle lui témoignait toujours la même amitié qu’à moi, avec moins de familiarité et plus d’égards, nuance que la différence de nos caractères et de nos âges amenait naturellement, et qui ne prouvait aucune préférence pour l’un ou pour l’autre. Je pouvais donc attribuer sa promesse à un arrêt de sa conscience ; l’intérêt qu’elle prenait à m’instruire, au culte qu’elle rendait à la dignité humaine réhabilitée par la philosophie ; son affection calme et continue pour M. de La Marche, à un regret profond, dominé par la force et la sagesse de son esprit. Ces perplexités étaient poignantes. L’espoir de forcer son amour par ma soumission et mon dévouement m’avait longtemps soutenu, mais cet espoir commençait à s’affaiblir ; car, de l’aveu de tous, j’avais fait des progrès extraordinaires, des efforts prodigieux, et il s’en fallait de beaucoup que l’estime d’Edmée pour moi eût grandi dans la même proportion. Elle n’avait pas paru étonnée de ce qu’elle appelait ma haute intelligence ; elle y avait toujours cru ; elle l’avait louée plus que de raison. Mais elle ne s’aveuglait pas sur les défauts de mon caractère, sur les vices de mon âme ; elle me les reprochait avec une douceur impitoyable, avec une patience faite pour me désespérer ; car elle semblait avoir pris le parti de ne m’aimer jamais, ni plus ni moins, quoi qu’il arrivât désormais.

Cependant tous lui faisaient la cour, et nul n’était agréé. On avait bien dit dans le monde qu’elle était promise à M. de La Marche ; mais on ne comprenait pas plus que moi le retard indéfini apporté à cette union. On en vint à dire qu’elle cherchait des prétextes pour se débarrasser de lui, et on ne trouva pas à motiver cette répugnance autrement qu’en lui supposant une grande passion pour moi. Mon histoire singulière avait fait du bruit, les femmes m’examinaient avec curiosité, les hommes me témoignaient de l’intérêt et une sorte de considération que j’affectais de mépriser, mais à laquelle j’étais assez sensible ; et, comme rien n’a crédit dans le monde sans être embelli de quelque fiction, on exagérait étrangement mon esprit, mon aptitude et mon savoir ; mais dès qu’on avait vu, en présence d’Edmée, M. de La Marche et moi, toutes les inductions étaient réduites à néant par le sang-froid et l’aisance de nos manières. Edmée était avec nous en public ce qu’elle était en particulier : M. de La Marche, un mannequin sans âme et parfaitement dressé aux airs convenables ; moi, dévoré de passions diverses, mais impénétrable à force d’orgueil, et aussi, je dois l’avouer, de prétention à la sublimité du maintien américain. Il faut vous dire que j’avais eu le bonheur d’être présenté à Franklin comme un sincère adepte de la liberté. Sir Arthur Lee m’avait honoré d’une sorte de bienveillance et d’excellents conseils ; j’avais donc la tête tournée tout comme ceux que je raillais si durement, et au point même que cette petite gloriole apportait à mes tourments un allégement bien nécessaire. Ne hausserez-vous pas les épaules si je vous avoue que je prenais le plus grand plaisir du monde à ne point poudrer mes cheveux, à porter de gros souliers, à me présenter partout en habit plus que simple, rigidement propre et de couleur sombre ; en un mot, à singer autant qu’il était permis de le faire alors sans être confondu avec un véritable roturier, la mise et les allures du bonhomme Richard ! J’avais dix-neuf ans, et je vivais dans un temps où chacun affectait un rôle ; c’est là toute mon excuse.

Je pourrais alléguer aussi que mon trop indulgent et