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MAUPRAT.

prudent pour s’y être laissé prendre. Jamais cet homme-là n’embrassera la cause d’un séculier, et jamais il ne prendra un séculier pour un des siens. Au reste il faut aller aux informations, et je vais écrire sur-le-champ au supérieur de la Trappe ; mais je suis certain qu’elles confirmeront ce que je sais déjà, il est même possible que Jean de Mauprat soit sincèrement dévot. Rien ne sied mieux à un pareil caractère que certaines nuances de l’esprit catholique. L’inquisition est l’âme de l’Église, et l’inquisition doit sourire à Jean de Mauprat. Je crois volontiers qu’il se livrerait au glaive séculier rien que pour le plaisir de vous perdre avec lui, et que l’ambition de fonder un monastère avec vos deniers est une inspiration subite dont tout l’honneur appartient au prieur des carmes…

— Cela n’est guère probable, mon cher abbé, lui dis-je. D’ailleurs, à quoi nous mèneront ces commentaires ? Agissons. Gardons à vue le chevalier pour que l’animal immonde ne vienne pas empoisonner la sérénité de ses derniers jours. Écrivons à la Trappe, offrons une pension au misérable, et voyons venir, tout en épiant avec soin ses moindres démarches. Mon sergent Marcasse est un admirable limier. Mettons-le sur la piste, et, s’il peut parvenir à nous rapporter en langue vulgaire ce qu’il aura vu et entendu, nous saurons bientôt ce qui se passe dans tout le pays. »

En devisant ainsi, nous arrivâmes au château à la chute du jour. Je ne sais quelle inquiétude tendre et puérile, comme il en vient aux mères lorsqu’elles s’éloignent un instant de leur progéniture, s’empara de moi en entrant dans cette demeure silencieuse. Cette sécurité éternelle que rien n’avait jamais troublée dans l’enceinte des vieux lambris sacrés, la caducité nonchalante des serviteurs, les portes toujours ouvertes, à tel point que les mendiants entraient parfois dans le salon sans rencontrer personne ou sans causer d’ombrage ; toute cette atmosphère de calme, de confiance et d’isolement contrastait avec les pensées de lutte et les soucis dont le retour de Jean et les menaces du carme avaient rempli mon esprit durant quelques heures. Je doublai le pas, et, saisi d’un tremblement involontaire, je traversai la salle de billard. Il me sembla, en cet instant, voir passer sous les fenêtres du rez-de-chaussée une ombre noire qui se glissait parmi les jasmins, et qui disparut dans le crépuscule. Je poussai vivement la porte du salon et m’arrêtai. Tout était silencieux et immobile. J’allais me retirer et chercher Edmée dans la chambre de son père, lorsque je crus voir remuer quelque chose de blanc près de la cheminée où le chevalier se tenait toujours. « Edmée, êtes-vous ici ? » m’écriai-je. Rien ne me répondit. Mon front se couvrit d’une sueur froide et mes genoux tremblèrent. Honteux d’une faiblesse si étrange, je m’élançai vers la cheminée en répétant avec angoisse le nom d’Edmée. « Est-ce vous enfin, Bernard ? » me répondit-elle d’une voix tremblante. Je la saisis dans mes bras ; elle était agenouillée auprès du fauteuil de son père, et pressait contre ses lèvres les mains glacées du vieillard. « Grand Dieu ! m’écriai-je en distinguant, à la faible clarté qui régnait dans l’appartement, la face livide et roidie du chevalier, notre père a-t-il cessé de vivre ?… — Peut-être, me dit-elle avec un organe étouffé, peut-être évanoui seulement, s’il plaît à Dieu ! De la lumière, au nom du ciel ! sonnez ! Il n’y a qu’un instant qu’il est dans cet état. » Je sonnai à la hâte ; l’abbé nous rejoignit, et nous eûmes le bonheur de rappeler mon oncle à la vie.

Mais lorsqu’il ouvrit les yeux, son esprit semblait lutter contre les impressions d’un rêve pénible. « Est-il parti, est-il parti, ce misérable fantôme ? s’écria-t-il à plusieurs reprises. Holà ! Saint-Jean ! mes pistolets ! Mes gens ! qu’on jette ce drôle par les fenêtres ! » Je soupçonnai la vérité. « Qu’est-il donc arrivé ? dis-je à Edmée à voix basse ; qui donc est venu ici durant mon absence ! — Si je vous le dis, répondit Edmée, vous le croirez à peine, et vous nous accuserez de folie, mon père et moi ; mais je vous conterai cela tout à l’heure ; occupons-nous de mon père. »

Elle parvint, par ses douces paroles et ses tendres soins, à rendre le calme au vieillard. Nous le portâmes à son appartement, et il s’endormit tranquille. Quand Edmée eut retiré légèrement sa main de la sienne et abaissé le rideau ouaté sur sa tête, elle s’approcha de l’abbé et de moi, et nous raconta qu’un quart d’heure avant notre retour un frère quêteur était entré dans le salon où elle brodait, selon sa coutume, près de son père assoupi. Peu surprise d’un incident qui arrivait quelquefois, elle s’était levée pour prendre sa bourse sur la cheminée, tout en adressant au moine des paroles de bienveillance. Mais, au moment où elle se retournait pour lui tendre son aumône, le chevalier, éveillé en sursaut, s’était écrié en toisant le moine d’un air à la fois courroucé et effrayé : « Par le diable ! monsieur, que venez-vous faire ici sous ce harnais-là ? » Edmée avait alors regardé le visage du moine, et elle avait reconnu, « ce que vous n’imagineriez jamais, dit-elle, l’affreux Jean Mauprat ! Je ne l’avais vu qu’une heure dans ma vie, mais cette figure repoussante n’était jamais sortie de ma mémoire, et jamais je n’ai eu le moindre accès de fièvre sans qu’elle se présentât devant mes yeux. Je ne pus retenir un cri. « N’ayez pas peur, nous dit-il avec un effroyable sourire, je ne viens pas ici en ennemi, mais en suppliant. » Et il se mit à genoux si près de mon père que, ne sachant ce qu’il voulait faire, je me jetai entre eux, et je poussai violemment le fauteuil à roulettes qui recula jusqu’à la muraille. Alors le moine, parlant d’une voix lugubre, que rendait encore plus effrayante l’approche de la nuit, se mit à nous déclamer je ne sais quelle formule lamentable de confession, demandant grâce pour ses crimes, et se disant déjà couvert du voile noir des parricides lorsqu’ils montent à l’échafaud. « Ce malheureux est devenu fou, » dit mon père en tirant le cordon de la sonnette ; mais Saint-Jean est sourd et il ne vint pas. Il nous fallut donc entendre, dans une angoisse inexprimable, les discours étranges de cet homme qui se dit trappiste, et qui prétend qu’il vient se livrer au glaive séculier en expiation de ses fortaits. Il voulait auparavant demander à mon père son pardon et sa dernière bénédiction. En disant cela, il se traînait sur ses genoux et parlait avec véhémence. Il y avait de l’insulte et de la menace dans le son de cette voix qui proférait les paroles d’une extravagante humilité. Comme il se rapprochait toujours de mon père, et que l’idée des sales caresses qu’il semblait vouloir lui adresser, me remplissaient de dégoût, je lui ordonnai d’un ton assez impérieux de se lever et de parler convenablement. Mon père, courroucé, lui commanda de se taire et de se retirer ; et comme en cet instant il s’écriait : « Non ! vous me laisserez embrasser vos genoux ! » je le repoussai pour l’empêcher de toucher à mon père. Je frémis d’horreur en songeant que mon gant a effleuré ce froc immonde. Il se retourna vers moi, et, quoiqu’il affectât toujours le repentir et l’humilité, je vis la colère briller dans ses yeux. Mon père fit un violent effort pour se lever, et il se leva en effet comme par miracle ; mais aussitôt il retomba évanoui sur son siège ; des pas se firent entendre dans le billard, et le moine sortit par la porte vitrée avec la rapidité de l’éclair. C’est alors que vous m’avez trouvée demi-morte et glacée d’épouvante aux pieds de mon père anéanti.

— L’abominable lâche n’a pas perdu de temps, vous le voyez, l’abbé ! m’écriai-je ; il voulait effrayer mon oncle et sa fille : il y a réussi ; mais il a compté sans moi, et je jure que, fallût-il le traiter à la mode de la Roche-Mauprat…s’il ose jamais se présenter ici de nouveau…

— Taisez-vous, Bernard, dit Edmée, vous me faites frémir ; parlez sagement, et dites-moi tout ce que cela signifie. » Quand je l’eus mise au fait de ce qui était arrivé à l’abbé et à moi, elle nous blâma de ne pas l’avoir prévenue. « Si j’avais su à quoi je devais m’attendre, nous dit-elle, je n’aurais pas été effrayée, et j’eusse pris des précautions pour ne jamais rester seule à la maison avec mon père et Saint-Jean, qui n’est guère plus ingambe. Maintenant je ne crains plus rien, et je me tiendrai sur mes gardes. Mais le plus sûr, mon cher Bernard, est d’éviter tout contact avec cet homme odieux, et de lui faire l’aumône aussi largement que possible pour nous en débarrasser. L’abbé a raison ; il peut être redoutable. Il sait