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MAUPRAT.

je pressentis (ce qui était vrai) que mademoiselle Leblanc m’avait dénoncé. Je me mis à la fenêtre, et je vis dans la cour les cavaliers de la maréchaussée. « C’est bien, dis-je, il faut que mon destin s’accomplisse. »

Mais avant de quitter, pour toujours peut-être, cette maison où je laissais mon âme, je voulus revoir Edmée pour la dernière fois. Je marchai droit à sa chambre. Mademoiselle Leblanc voulut se jeter en travers de la porte ; je la poussai si rudement qu’elle tomba, et se fit, je crois, un peu de mal. Elle remplit la maison de ses cris, et fit grand bruit plus tard, dans les débats, de ce qu’il lui plaisait d’appeler une tentative d’assassinat sur sa personne. J’entrai donc chez Edmée ; j’y trouvai l’abbé et le médecin. J’écoutai en silence ce que disait celui-ci. J’appris que les blessures n’étaient pas mortelles par elles-mêmes, qu’elles ne seraient même pas très-graves, si une violente irritation du cerveau ne compliquait le mal et ne faisait craindre le tétanos. Ce mot affreux tomba sur moi comme un arrêt de mort. À la suite de blessures reçues à la guerre, j’avais vu en Amérique beaucoup de personnes mourir de cette terrible maladie. Je m’approchai du lit. L’abbé était si consterné qu’il ne songea point à m’en empêcher. Je pris la main d’Edmée, toujours insensible et froide. Je la baisai une dernière fois, et, sans dire un seul mot aux autres personnes, j’allai me livrer à la maréchaussée.

XXIV.

Je fus immédiatement enfermé dans la prison de la prévôté, à La Châtre ; le lieutenant-criminel au bailliage d’Issoudun prit en main l’assassinat de mademoiselle de Mauprat, et obtint permission de faire publier monitoire le lendemain. Il se rendit au village de Sainte-Sévère et dans les fermes des environs du bois de la Curat, où l’événement s’était passé, et reçut les dépositions de plus de trente témoins. Je fus décrété de prise de corps huit jours après mon arrestation. Si j’avais eu l’esprit assez libre, ou si quelqu’un se fût intéressé à moi, cette infraction à la loi et beaucoup d’autres, qui eurent lieu durant le procès, auraient pu être hardiment invoquées en ma faveur, et eussent prouvé qu’une haine cachée présidait aux poursuites. Dans tout le cours de l’affaire, une main invisible dirigea tout avec une célérité et une âpreté implacables.

La première instruction n’avait produit qu’une seule charge contre moi, celle de mademoiselle Leblanc. Tandis que tous les chasseurs déclaraient ne rien savoir et n’avoir aucune raison de regarder cet accident comme un meurtre volontaire, mademoiselle Leblanc, qui me haïssait de longue main pour quelques plaisanteries que je m’étais permises sur son compte, et qui d’ailleurs avait été gagnée, comme on l’a su depuis, déclara qu’Edmée, au sortir de son premier évanouissement, étant sans fièvre et raisonnant fort bien, lui avait confié, en lui recommandant le secret, qu’elle avait été insultée, menacée, jetée à bas de son cheval, et enfin assassinée par moi. Cette méchante fille, s’emparant des révélations qu’Edmée avait faites dans la fièvre, composa assez habilement un récit complet, et l’embellit de toutes les richesses de sa haine. Dénaturant les paroles vagues et les impressions délirantes de sa maîtresse, elle affirma par serment qu’Edmée m’avait vu diriger le canon de ma carabine sur elle en disant : « Je te l’ai promis, tu ne mourras que de ma main. »

Saint-Jean, interrogé le même jour, déclara ne rien savoir que ce que mademoiselle Leblanc lui avait raconté dans la soirée, et son récit fut exactement conforme à la déposition précédente. Saint-Jean était un honnête homme, mais froid et borné. Par amour de la ponctualité, il n’omit aucun des renseignements oiseux qui pouvaient être mal interprétés contre moi. Il assura que j’avais toujours été bizarre, brouillon, fantasque ; que j’étais sujet à des maux de tête durant lesquels je ne me connaissais plus ; qu’en proie plusieurs fois déjà à des crises nerveuses, j’avais parlé de sang et de meurtre à une personne que je croyais toujours voir : enfin que j’étais d’un caractère tellement emporté que j’étais capable de jeter n’importe quoi à la tête d’une personne, quoique pourtant je ne me fusse jamais porté, à sa connaissance, à aucun excès de ce genre. Telles sont souvent les dépositions qui décident de la vie et de la mort en matière criminelle.

Patience fut introuvable le jour de cette enquête. L’abbé déclara qu’il avait des idées si incertaines sur l’événement, qu’il subirait toutes les peines infligées aux témoins récalcitrants plutôt que de s’expliquer avant un plus ample informé. Il engagea le lieutenant-criminel à lui donner du temps, promettant sur l’honneur de ne pas se dérober à l’action de la justice, et représentant qu’il pouvait acquérir au bout de quelques jours, par l’examen des choses, une conviction quelconque ; et en ce cas il s’engageait à s’expliquer nettement, soit pour, soit contre moi. Ce délai fut accordé.

Marcasse dit que, si j’étais l’auteur des blessures de mademoiselle de Mauprat, ce dont il commençait à douter beaucoup, j’en étais du moins l’auteur involontaire. Il engageait son honneur et sa vie sur cette assertion.

Tel fut le résultat de la première information. Elle fut continuée à plusieurs reprises les jours suivants, et plusieurs faux témoins affirmèrent qu’ils m’avaient vu assassiner mademoiselle de Mauprat, après avoir vainement essayé de la faire céder à mes désirs.

Un des plus funestes moyens de l’ancienne procédure était le monitoire ; on appelait ainsi un avertissement par voie de prédication, lancé par l’évêque et proclamé par tous les curés, aux habitants de leur paroisse, enjoignant de rechercher et de révéler tous les faits qui viendraient à leur connaissance sur le crime dont on informait. Ce moyen était un reflet adouci du principe inquisitorial qui régnait plus ouvertement dans d’autres contrées. La plupart du temps, le monitoire, institué d’ailleurs pour perpétuer au nom de la religion l’esprit de délation, était un chef-d’œuvre d’atrocité ridicule ; on y supposait souvent le crime et toutes les circonstances imaginaires que la passion des plaignants avait besoin de prouver ; c’était la publication d’un thème tout fait sur lequel, pour gagner quelque argent, le premier coquin venu pouvait faire une déposition mensongère dans l’intérêt du plus offrant… Le monitoire avait pour effet inévitable, quand la rédaction en était partiale, de soulever contre l’accusé la haine publique. Les dévots surtout, recevant du clergé leur opinion toute faite, poursuivaient la victime avec acharnement, et c’est ce qui eut lieu pour moi, d’autant plus que le clergé de la province joua en ceci un autre rôle occulte qui faillit décider de mon sort.

L’affaire, portée en cour criminelle au présidial de Bourges, fut instruite en très-peu de jours. Vous pouvez imaginer le sombre désespoir auquel je fus en proie. Edmée était dans un état de plus en plus déplorable, sa raison était complètement égarée. J’étais sans inquiétude sur l’issue du procès ; je ne pensais pas qu’il fût possible de me convaincre d’un crime que je n’avais pas commis ; mais que m’importaient l’honneur et la vie si Edmée ne devait pas retrouver la faculté de me réhabiliter vis-à-vis d’elle-même ? Je la considérais comme morte, morte en me maudissant ! Aussi, j’étais irrévocablement décidé à me tuer aussitôt après mon arrêt, quel qu’il fût. Je m’imposais comme un devoir de subir la vie jusque-là, et de faire ce qui serait nécessaire pour le triomphe de la vérité ; mais j’étais accablé d’une telle stupeur que je ne m’informais pas même de ce qu’il y avait à faire. Sans l’esprit et le zèle de mon avocat, sans le dévouement admirable de Marcasse, mon incurie m’eût abandonné au sort le plus funeste.

Marcasse passait toutes ses journées à courir et à s’employer pour moi. Le soir il venait se jeter sur une botte de paille au pied de mon lit de sangle ; et, après m’avoir donné des nouvelles d’Edmée et de mon oncle qu’il allait voir tous les jours, il me racontait le résultat de ses démarches. Je lui serrais la main avec tendresse ; mais la plupart du temps, absorbé par ce qu’il venait de me dire sur Edmée, je ne l’entendais point sur le reste. Cette prison de La Châtre, ancienne forteresse des Elevains de Lombaud, seigneurs de la province, ne consistait