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CORA.

rien de lycéen, en vacances, lui dit à cette occasion en le regardant fixement :

— Monsieur, cette grosse verrue que vous avez au milieu du nez est sans doute postiche ?

Malgré les remontrances paternelles, malgré les anathèmes du principal et des professeurs de sixième, le mal gagna rapidement, et une grande partie de la jeunesse fut infectée du venin mortel. On vit de jeunes débitants de tabac se modeler sur le type de Kressler, et des surnuméraires à l’enregistrement s’évanouir au son lointain d’une cornemuse ou d’une chanson de jeune fille.

Pour moi, je confesse et je déclare ici que je perdis complètement la tête. Cora réalisait tous les rêves enivrants que le poëte m’inspirait, et je me plaisais à la gratifier d’une nature immatérielle et féerique qui réellement semblait avoir été imaginée pour elle. J’étais heureux ainsi. Je ne lui parlais pas, je n’avais aucun titre pour m’approcher d’elle. Je ne recueillais aucun encouragement à ma passion ; je n’en cherchais même pas. Seulement, je quittai la maison du notaire et je louai une misérable chambre directement en face de la maison de l’épicier. Je garnis ma fenêtre d’un épais rideau, dans lequel je pratiquai des fentes habilement ménagées. Je passais là en extase toutes les heures que je pouvais dérober à mon travail.

La rue était déserte et silencieuse. Cora était assise à sa fenêtre au rez-de-chaussée. Elle lisait. Que lisait-elle ? Il est certain qu’elle lisait du matin au soir. Et puis elle posait son livre sur un vase de giroflées jaunes qui brillait à la fenêtre. Et la tête penchée sur sa main, les boucles de ses beaux cheveux nonchalamment mêlées aux fleurs d’or et de pourpre, l’œil fixe et brillant, elle semblait percer le pavé et contempler, à travers la croûte épaisse de ce sol grossier, les mystères de la tombe et de la reproduction des essences fécondantes, assister à la naissance de la fée aux Roses, et encourager le germe d’un beau génie aux ailes d’or dans le pistil d’une tulipe.

Et moi je la regardais, j’étais heureux. Je me gardais bien de me montrer, car, au moindre mouvement du rideau, au moindre bruit de ma fenêtre, elle disparaissait comme un songe. Elle s’évanouissait comme une vapeur argentée dans le clair-obscur de l’arrière-boutique ; je me tenais donc là, immobile, retenant mon souffle, imposant silence aux battements de mon cœur, quelquefois à genoux implorant ma fée dans le silence, envoyant vers elle les brûlantes aspirations d’une âme que son essence magique devait pénétrer et entendre. Parfois je m’imaginais voir mon esprit et le sien voltiger enlacés dans un de ces rayons de poussière d’or que le soleil de midi infiltrait dans la profondeur étroite et anguleuse de la rue. Je m’imaginais voir partir de son œil limpide comme l’eau qui court sur la mousse, un trait brûlant qui m’appelait tout entier dans son cœur.

Je restai là tout le jour, égaré, absurde, ridicule ; mais exalté, mais amoureux, mais jeune ! mais inondé de poésie et n’associant personne aux mystères de ma pensée et ne sentant jamais mes élans entravés par la crainte de tomber dans le mauvais goût, n’ayant que Dieu pour juge et pour confident de mes rêves et de mes extases.

Puis, quand le jour finissait, quand la pâle Cora fermait sa fenêtre et tirait son rideau, j’ouvrais mes livres favoris et je la retrouvais sur les Alpes avec Manfred, chez le professeur Spallanzani avec Nathanaël, dans les cieux avec Oberon.

Mais, hélas ! ce bonheur ne fut pas de bien longue durée. Jusque-là personne n’avait découvert la beauté de Cora ; j’en jouissais tout seul. Elle n’était comprise et adorée que par moi. La contagion fantastique, en se répandant parmi les jeunes gens de la ville, jeta un trait de lumière sur la romantique bourgeoise.

Un impertinent bachelier s’avisa un matin, en passant devant ses fenêtres, de la comparer à Anne de Gierstern, la fille du brouillard. Ce mot fit fortune : on le répéta au bal. Les inspirés de l’endroit remarquèrent la danse molle et aérienne de Cora. Un autre génie de la société la compara à la reine Mab. Alors, chacun voulant faire montre de son érudition, apporta son épithète et sa métaphore, et la pauvre fille en fut écrasée à son insu. Quand ils eurent assez profané mon idole avec leurs comparaisons, ils l’entourèrent, ils l’accablèrent de soins et de madrigaux, ils la firent danser jusqu’à l’extinction des quinquets, ils me la rendirent le lendemain fatiguée de leur esprit, ennuyée de leur babil, flétrie de leur admiration ; et ce qui acheva de me briser le cœur, ce fut de voir apparaître à la fenêtre le profil arrondi et jovial d’un gros étudiant en pharmacie à côté du profil grec et délié de ma sylphide.

Pendant bien des matins et bien des soirs, je vins derrière le rideau mystérieux essayer de combattre le charme que mon odieux rival avait jeté sur la famille de l’épicier. Mais en vain j’invoquai l’amour, le diable et tous les saints, je ne pus écarter sa maligne influence. Il revint, sans se lasser, tous les jours s’asseoir à côté de Cora, dans l’embrasure de la fenêtre, et il lui parlait. De quoi osait-il lui parler, le malheureux ! La figure impénétrable de Cora n’en trahissait rien. Elle semblait écouter ses discours sans les entendre, et à l’imperceptible mouvement de ses lèvres, je devinais quelquefois qu’elle lui répondait froidement et brièvement comme elle avait l’habitude de le faire, et puis la conversation semblait languir.

Le couple contraint et ennuyé étouffait de part et d’autre des bâillements silencieux. Cora regardait tristement son livre fermé sur la fenêtre et que la présence de son adorateur l’empêchait de continuer. Puis elle appuyait son coude sur le pot de giroflées et le menton sur la paume de sa main, et le regardant d’un regard fixe et glacial, elle semblait étudier les fibres grossières de son organisation morale au travers de la loupe de maître Floh.

Après tout, elle supportait ses assiduités comme un mal nécessaire ; car, au bout de six semaines, l’apprenti pharmacien conduisit la belle Cora au pied des autels, où ils reçurent la bénédiction nuptiale. Cora était admirablement chaste et sévère sous son costume de mariée. Elle avait l’air calme, indifférent, ennuyé comme toujours. Elle traversa la foule avide d’un pas aussi mesuré qu’à l’ordinaire, et promena sur les curieux ébahis son œil sec et scrutateur. Quand il rencontra ma figure morne et flétrie, il s’y arrêta un instant et sembla dire : Voici un homme qui est incommodé d’un catarrhe ou d’un mal de dents.

Pour moi, j’étais si désespéré, que je sollicitai mon changement…

II.

Mais je ne l’obtins pas, et je restai témoin du bonheur d’un autre. Alors je pris le parti de tomber malade, ce qui me sauva du désespoir, ainsi qu’il arrive toujours en pareil cas.

Si dégoûté qu’on soit de la vie, il est certain que, lorsque la fatalité nous y retient malgré nous, la faiblesse humaine ne peut s’empêcher de remercier secrètement la fatalité. La mort est si laide qu’aucun de nous ne la voit de près sans effroi. Bien magnanimes sont ceux qui enfoncent le rasoir jusqu’à l’artère carotide, ou qui avalent le poison jusqu’au fond de la coupe. (Je dis la coupe, parce qu’il n’est pas séant et presque impossible de s’empoisonner dans un vase qui porte un autre nom quelconque.)

Oui, le proverbe d’Ésope est la sagesse des nations. Nous aimons la vie comme une maîtresse que nous convoitons encore avec les sens, après même que toute estime et toute affection pour elle sont éteintes en nous. Le soir où je vis un prêtre et un médecin convenablement graves à mon chevet, je n’eus pas la force de m’enquérir vis-à-vis de moi-même de ce que j’en ressentais de joie ou de peine. Mais quand, un matin, je m’éveillai faible et languissant, et que je vis la garde-malade endormie profondément sur sa chaise, le soleil brillant sur les toits et les fioles pharmaceutiques vides sur le guéridon, quand je me hasardai à remuer et que je sentis ma tête sans douleur, mes membres légers, et mon corps débile dégagé de tous les liens de fer de la souffrance, je ressentis un