Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 4, 1853.djvu/219

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
56
HORACE.

tres ; et sans avoir précisément le temps de s’instruire, il se mit au courant de la discussion, et s’y forma un jugement, des sympathies, des espérances. Ce fut une rapide et profonde révolution dans la vie morale de cet enfant du peuple, qui jusque-là n’était pas sans préjugés, et qui dès lors les perdit ou acquit du moins la force de les combattre en lui-même. L’amour qu’il nourrissait encore, faute d’avoir pu l’étouffer (car il y avait fait son possible), se retrempa à cette source d’examen qu’il n’avait pas encore abordée, et prit un caractère encore plus calme et plus noble, un caractère religieux pour ainsi dire.



Jean, vous êtes un grossier, un brutal. (Page 61.)

En effet, jusque-là Marthe n’avait été pour lui que l’objet d’une passion tenace, invincible. Il l’avait maudite cent fois, cette passion qui puisait des forces nouvelles dans tout ce qui eût dû la détruire ; mais comme elle régnait là sur une grande âme, bien qu’elle y fût mystérieuse, incompréhensible pour celui-là même qui la ressentait, elle n’y produisait que des résultats magnanimes, une générosité sans exemple et sans bornes. Aussi quels affreux combats cette âme fière et rigide se livrait ensuite à elle-même ! Comme Arsène rougissait d’être ainsi l’esclave d’un attachement que l’austérité un peu étroite de son éducation populaire lui apprenait à réprouver ! Lui dont les mœurs étaient si pures, épris à ce point de l’ex-maîtresse de M. Poisson, de la maîtresse actuelle d’un autre ! Jamais il n’eût voulu profiter de l’espèce de faiblesse et d’entraînement que cette conduite de Marthe lui laissait entrevoir, pour arracher, en secret, à la reconnaissance, à l’amitié exaltée, des faveurs qu’il aurait voulu devoir seulement à l’amour exclusif et durable. Mais malgré le peu d’espoir qui lui restait, il se surprenait toujours à désirer la fin de cet amour pour Horace, et à caresser le rêve d’un mariage légal avec Marthe. C’est là que l’attendaient pour le faire souffrir ses anciens préjugés, le blâme de ses pareils, l’indignation de sa sœur Louise, l’effroi de sa sœur Suzanne, la crainte du ridicule, une sorte de mauvaise honte, toute puissante parfois sur des caractères élevés ; car elle leur est enseignée par l’opinion, comme le respect de soi-même et des autres. C’est alors qu’Arsène essayait d’arracher son amour de son sein, comme une flèche empoisonnée. Mais sa nature évangélique s’y refusait : il était forcé d’aimer. La haine et le mépris