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HORACE.

que vous la voudriez ; mais pour moi, qui suis plus modeste, c’est une belle conquête, une maîtresse délirante.

— L’aimes-tu ? lui demandai-je.

— Le diable m’emporte si je le sais, répondit-il d’un air léger. Tu m’en demandes trop long. J’ai aimé, et je crois que ce sera pour la première et la dernière fois de ma vie. Désormais, je ne peux plus chercher dans les femmes qu’une distraction à mon ennui, une excitation pour mon cœur à demi éteint. Je vais à l’amour comme on va à la guerre, avec fort peu de sentiment d’humanité, pas une idée de vertu, beaucoup d’ambition et pas mal d’amour-propre. Je t’avoue que ma vanité est caressée par cette victoire, parce qu’elle m’a coûté du temps et de la peine. Quel mal y trouves-tu ? Vas-tu faire le pédant ? Oublies-tu que j’ai vingt ans, et que si mes sentiments sont déjà morts, mes passions sont encore dans toute leur violence ?

— C’est que tout cela me paraît faux et guindé, lui dis-je. Je te parle dans la sincérité de mon cœur, Horace, sans aucun ménagement pour cette vanité derrière laquelle tu te réfugies, et qui me paraît un sentiment trop petit pour toi. Non, le grand sentiment, le grand amour n’est pas mort dans ton sein ; je crois même qu’il n’y est pas encore éclos, et que tu n’as point aimé jusqu’ici. Je crois que de nobles passions, étouffées longtemps par l’ignorance et l’amour-propre, fermentent chez toi, et vont faire ton supplice, si elles ne font pas ton bonheur. Oh ! mon cher Horace, tu n’es pas, tu ne peux pas être le don Juan que décrit Hoffmann, encore moins celui de Byron. Ces créations poétiques occupent trop ton cerveau, et tu te manières pour les faire passer dans la réalité de ta vie. Mais tu es plus jeune et plus puissant que ces fantômes-là. Tu n’es pas brisé par la perte de ton premier amour ; ce n’a été qu’un essai malheureux. Prends garde que le second, en dépit de la légèreté que tu veux y mettre, ne soit l’amour sérieux et fatal de ta vie.

— Eh bien, s’il en est ainsi, répondit Horace, dont l’orgueil accepta facilement mes suppositions, vogue la galère ! Léonie est bien faite pour inspirer une passion véritable ; car elle l’éprouve, je n’en peux pas douter. Oui, Théophile, je suis ardemment aimé, et cette femme est prête à faire pour moi les plus grands sacrifices, les plus grandes folies. Peut-être que cet amour éveillera le mien, et que nous aurons ensemble des jours agités. C’est tout ce que je demande à la destinée pour sortir de la torpeur odieuse où je me sentais plongé naguère.

— Horace, m’écriai-je, elle ne t’aime pas. Elle n’a jamais rien aimé, et elle n’aimera jamais personne ; car elle n’aime pas ses enfants.

— Absurdités, pédagogie que tout cela ! répondit-il avec humeur. Je suis charmé qu’elle n’aime rien, et qu’elle me livre un cœur encore vierge. C’est plus que je n’espérais, et ce que tu dis là m’exalte au lieu de me refroidir. Pardieu ! si elle était bonne épouse et bonne mère, elle ne pourrait pas être une amante passionnée. Tu me prends pour un enfant. Crois-tu que je puisse me faire illusion sur elle, et que je n’aie pas senti ses transports aujourd’hui ? Ah ! que ton ivresse était différente du chaste abandon de Marthe ! Celle-là était une religieuse, une sainte ; amour et respect à sa mémoire, à jamais sacrée ! Mais Léonie ! c’est une femme, c’est une tigresse, un démon !

— C’est une comédienne, repris-je tristement. Malheur à toi, quand tu rentreras avec elle dans la coulisse !

Si la vicomtesse avait eu auprès d’elle en ce moment un ami véritable, il lui aurait dit les mêmes choses d’Horace que je disais d’elle à celui-ci ; mais livrée au désir exalté d’être aimée avec toute la fureur romantique qu’elle trouvait dans les livres, et qu’aucun homme de sa caste ne lui avait encore exprimée, elle n’eût pas mieux reçu un bon conseil qu’Horace n’écouta les miens. Elle se livra à lui, croyant inspirer une passion violente, et entraînée seulement par la vanité et la curiosité. On peut donc dire qu’ils étaient à deux de jeu.

Je n’ai jamais compris, pour ma part, comment une femme aussi pénétrante, formée de bonne heure par les leçons du marquis de Vernes à la ruse envers les hommes et à la prévoyance devant les événements, put se tromper sur le compte d’Horace, comme le fit la vicomtesse. Elle se flatta de trouver en lui un dévouement romanesque que rien ne pourrait ébranler, une admiration qui n’y regarderait pas de trop près, une sorte de vanité modeste qui se tiendrait toujours pour honorée de la possession d’une femme comme elle. Elle s’abusait beaucoup : Horace, enivré durant quelques jours, devait bientôt, éclairé subitement dans son inexpérience par les intérêts de son amour-propre, lutter avec force contre celui de Léonie. Je ne puis m’expliquer l’erreur de cette femme, sinon en me rappelant qu’elle s’était aventurée sur un terrain tout à fait inconnu, en choisissant l’objet de son amour dans la classe bourgeoise. Elle n’avait certainement aucun préjugé aristocratique. Elle s’était donc fait un type de supériorité intellectuelle, et elle le rêvait dans un rang obscur, afin de lui donner plus d’étrangeté, de mystère, et de poésie. Elle avait l’imagination aussi vive que le cœur froid, il ne faut pas l’oublier. Ennuyée de tout ce qu’elle connaissait, et sachant d’avance par cœur toutes les phrases dont ses nobles adorateurs articulaient les premières syllabes, elle trouva, dans l’originale brusquerie d’Horace, la nouveauté dont elle avait soif. Mais, en devinant le mérite de l’homme sans naissance, elle ne pressentit pas les défauts de l’homme sans usage, sans savoir-vivre, comme disait le vieux marquis avec une grande justesse d’expression. Dans une société sans principes, le point d’honneur qui en tient lieu, et l’éducation qui en fait affecter le semblant, sont des avantages plus réels qu’on ne pense.

Horace sentait cette espèce de supériorité de ce qu’on appelle la bonne compagnie. Amoureux de tout ce qui pouvait l’élever et le grandir, il eût voulu se l’inoculer. Mais s’il y réussit dans les petites choses, il ne put le faire dans les grandes. Le naturel et l’habitude furent vaincus là où l’étiquette ne commandait que des sacrifices faciles ; mais lorsqu’elle ordonna celui de la vanité, elle fut impuissante, et l’amour-propre un peu grossier, la présomption un peu déplacée, la personnalité un peu âpre de l’homme du tiers, reprirent le dessus. C’était tout le contraire de ce qu’eût souhaité la vicomtesse. Elle aimait la gaucherie spirituelle et gracieuse d’Horace ; elle trouva qu’il la perdait trop vite. Elle espérait de sa part une grande abnégation, une sorte d’héroïsme en amour ; elle n’en trouva pas en lui le moindre élan.

Cependant, comme le cœur de ce jeune homme n’était pas corrompu, mais seulement faussé, il éprouva, durant les premiers jours, une reconnaissance vraie pour la vicomtesse. Il le lui exprima avec talent, et elle se crut enfin adorée, comme elle avait l’ambition de l’être. Il y eut même une sorte de grandeur dans la manière dont Horace accepta sans méfiance, sans curiosité, et sans inquiétude, le passé de sa nouvelle maîtresse. Elle lui disait qu’il était le premier homme qu’elle eût aimé. Elle disait vrai en ce sens qu’il était le premier homme qu’elle eût aimé de cette manière. Horace n’hésitait point à la prendre au mot. Il acceptait sans peine l’idée qu’aucun homme n’avait pu mériter l’amour qu’il inspirait ; et quant aux peccadilles dont il pensait bien que la vie de Léonie n’était point exempte, il s’en souciait si peu, qu’il ne lui fit à cet égard aucune question indiscrète. Il ne connut point avec elle cette jalousie rétroactive qui avait fait de ses amours avec Marthe un double supplice. D’une part, ses idées sur le mérite des femmes s’étaient beaucoup modifiées dans la société de la vicomtesse et à l’école du vieux marquis. Il ne cherchait plus cette chasteté bourgeoise dont il avait fait longtemps son idéal, mais bien la désinvolture leste et galante d’une femme à la mode. D’autre part, il n’était pas humilié des prédécesseurs que lui avait donnés la vicomtesse, comme il l’avait été de succéder dans le cœur de Marthe à M. Poisson, le cafetier, et (selon ses suppositions) à Paul Arsène, le garçon de café. Chez Léonie, c’était à des grands seigneurs sans doute, à des ducs, à des princes peut-être, qu’il succédait ; et cette brillante avant-garde,