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HORACE.

exposa point. Il essaya de reprendre son air aisé et ses manières distinguées avant de nous quitter ; mais il n’en put venir à bout, et, se sentant gauche et guindé, il abrégea sa visite.

« Je crains que nous ne l’ayons fâché, et qu’il ne revienne pas de si tôt, dis-je à Eugénie lorsqu’il fut parti.

— Nous le reverrons quand il aura gagné encore de l’argent, et qu’il aura un coupé à deux chevaux à nous faire voir, répondit-elle.

— Pendant un quart d’heure je l’ai cru corrigé de tous ses défauts, repris-je, et je m’en réjouissais.

— Et moi, je m’en affligeais, dit Eugénie ; car il me semblait être arrivé à l’impudence, qui est le pire de tous les vices. Heureusement, voyez-vous, il ne pourra jamais s’empêcher d’être ridicule, parce qu’en dépit de toutes ses affectations, il a un fonds de naïveté qui l’emporte. »

Ce même jour, nous fûmes surpris et bouleversés par une visite autrement agréable. Comme nous étions encore penchés sur le balcon pour suivre de l’œil le rapide tilbury d’Horace, nous remarquâmes qu’il faillit, au détour du pont, écraser un homme et une femme qui venaient à sa rencontre en se donnant le bras, et en causant la tête baissée, sans faire attention à ce qui se passait autour d’eux. Horace cria : Gare donc ! d’une voix retentissante qui monta jusqu’à nous par-dessus tous les bruits du dehors, et nous le vîmes fouetter son cheval fougueux avec quelque intention d’effrayer ces gens malappris qui l’avaient forcé de s’arrêter une seconde. Nos yeux suivirent involontairement ce couple modeste qui venait toujours de notre côté, et qui semblait n’avoir remarqué ni le dandy ni son équipage. Ils marchaient appuyés l’un sur l’autre, et plus lentement que tous les gens affairés qui suivaient le trottoir.

« As-tu jamais observé, me dit Eugénie, qu’on peut deviner, à l’allure de deux personnes de sexe différent qui se donnent le bras, le sentiment qu’elles ont l’une pour l’autre ? Voici un couple qui s’adore, je le parierais ! ils sont jeunes tous deux, je le vois à leur taille et à leur démarche. La femme doit être jolie, du moins elle a une tournure charmante ; et à la manière dont elle s’appuie sur le bras de ce jeune mari ou de ce nouvel amant, je vois qu’elle est heureuse de lui appartenir.

— Voilà tout un roman dont ces deux passants ne se doutent peut-être guère, répondis-je. Mais vois donc, Eugénie ! à mesure que cet homme s’approche, il me semble le reconnaître. Il a fait un geste comme Arsène ; il lève la tête vers notre balcon. Mon Dieu ! si c’était lui ?

— Je ne vois pas ses traits de si haut, dit Eugénie ; mais quelle serait donc cette femme qu’il accompagne ? À coup sûr, ce n’est ni Suzanne ni Louison.

— C’est Marthe ! m’écriai-je. J’ai de bons yeux ; elle nous a regardés, elle entre ici… Oui, Eugénie, c’est Marthe avec Paul Arsène !

— Ne me fais pas de pareils contes ! dit Eugénie tout émue en s’arrachant du balcon. Ce sont de fausses joies que tu me donnes. »

J’étais si sûr de mon fait, que je m’élançai sur l’escalier à la rencontre de ces deux revenants, qui, un instant après, pressaient Eugénie dans leurs bras entrelacés. Eugénie, qui les avait crus morts l’un et l’autre, et qui les avait amèrement pleurés, faillit s’évanouir en les retrouvant, et ne reprit la force de les embrasser qu’en les arrosant de larmes. Cet accueil les toucha vivement, et ils passèrent plusieurs heures avec nous, durant lesquelles ils nous informèrent complaisamment des moindres détails de leur histoire et de leur vie présente. Quand Eugénie sut que son amie était actrice, elle la regarda avec surprise, et me dit en la montrant :

« Vois donc comme elle est toujours la même ! elle a embelli, elle est mise avec plus d’élégance ; mais sa voix, son ton, ses manières, rien n’a changé. Tout cela est aussi simple, aussi vrai, aussi aimable que par le passé. Ce n’est pas comme… » Et elle s’arrêta pour ne pas prononcer un nom que Marthe, dans son récit, avait répété cependant plusieurs fois sans émotion pénible. Mais à chaque instant, Eugénie, en regardant Paul et Marthe, et en poursuivant intérieurement son parallèle avec Horace, ne pouvait s’empêcher de s’écrier :

« Mais ce sont eux ! ils n’ont pas changé. Il me semble que je les ai quittés hier. »

Marthe voulut avoir l’explication de ces réticences, et je jugeai qu’il valait mieux lui parler ouvertement et naturellement d’Horace que de la forcer à nous interroger sur son compte. Je lui racontai la visite qu’il venait de nous faire, et tout ce qui devait expliquer cette opulence soudaine. Je lui parlai même de ses relations avec la vicomtesse de Chailly. Je crus devoir le faire pour mettre la dernière main, s’il en était besoin, à la guérison de cette âme sauvée. Elle en sourit de pitié, frémit légèrement, et, se jetant dans le sein de son époux, elle lui dit avec un sourire doux et triste :

« Tu vois que je connaissais bien Horace ! »

Ils furent forcés de nous quitter à quatre heures. Marthe jouait le soir même. Nous allâmes l’entendre, et nous revînmes tout émus et tout bouleversés de son talent, joyeux jusqu’aux larmes d’avoir retrouvé ces deux êtres chéris, unis enfin et heureux l’un par l’autre.

XXXI.

Horace, lancé dans le monde avec une belle figure, une bonne tenue, beaucoup d’esprit de conversation, un commencement de renommée littéraire, les apparences d’une certaine fortune, et un nom qu’il signait Du Montet, ne pouvait manquer d’être remarqué ; et il y eût un moment où, sans trop d’illusions, il put se flatter d’être appelé aux plus grands succès auprès de ces belles poupées de salon qu’on appelle femmes à la mode. Deux ou trois coquettes sur le retour l’eussent mis en vogue, s’il eût voulu se laisser prôner par elles ; mais il visa plus haut, et cela le perdit. Il se mit dans l’esprit que ces passagères amours étaient trop faciles, et qu’il pouvait aspirer à un brillant mariage. Depuis qu’il avait tâté de la richesse, il lui semblait qu’il n’y avait que cela de réel et de désirable. Il ne regardait plus le talent et la gloire que comme des moyens de parvenir à la fortune, et il comptait sur les dons qu’il avait reçus de la nature pour captiver le cœur de quelque riche héritière. Avec de l’habileté, du temps et de la prudence, qui sait si son rêve ne se serait pas réalisé ? Mais il ne sut pas ménager les ressources de sa position, et son trop de confiance l’égara. Prompt à s’abuser sur les sentiments qu’il inspirait, il entama une intrigue avec la fille d’un banquier, pensionnaire romanesque qui répondit à ses billets, lui donna des rendez-vous, et concerta avec lui un enlèvement et un mariage à Gretna-Green. Malheureusement Horace n’avait pas assez d’argent pour faire cette équipée. Les deux ou trois mille francs du second roman avaient été mangés avant d’être touchés, et il commençait à devenir aussi malheureux au jeu qu’il se flattait d’être heureux en amour. Il brusqua les choses, demanda la demoiselle à ses parents d’un ton assez impératif, se vanta auprès d’eux de la passion qu’elle avait pour lui, et leur donna même à entendre qu’il n’était plus temps de la lui refuser. Ce dernier point était une ruse d’amour dont il espérait rendre la jeune personne complice ; car il avait été, malgré lui, plus délicat qu’il ne voulait l’avouer. Il avait respecté l’imprudente petite héroïne de son roman, et même leurs relations avaient été si chastes, qu’elle n’avait cru courir aucun danger auprès de lui. Les parents, fins et prudents comme des gens qui ont fait leur fortune eux-mêmes, eurent bientôt pénétré la vérité. Ils prirent l’enfant par la douceur, lui peignirent Horace comme un fat, un homme sans cœur, prêt à la compromettre pour s’enrichir en l’épousant. Ils parlementèrent, suspendirent la correspondance, et les rendez-vous mystérieux, gagnèrent du temps, parlèrent d’accorder la main et de retenir la dot, et en peu de jours surent si bien dégoûter ces deux amants l’un de l’autre, qu’Horace se retira furieux contre sa belle, qui le repoussait de son côté avec mépris et aversion. Cette triste aventure fut tenue secrète : on ne fut tenté de s’en vanter de part ni d’autre, et Horace, par dépit, s’adressa