Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 4, 1853.djvu/289

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
14
LEONE LEONI.

pour lui et je l’adorais. Allez, je ne m’abuse plus sur son caractère, je sais tout et je vous dirai tout. Cette âme est bien laide et bien belle, bien vile et bien grande ; quand on n’a pas la force de haïr cet homme, il faut l’aimer et devenir sa proie.

Mais l’hiver débuta si rudement, que notre séjour dans la vallée devint extrêmement dangereux. En quelques jours la neige monta sur la colline et arriva jusqu’au niveau de notre chalet ; elle menaçait de l’engloutir et de nous y faire périr de famine. Leoni s’obstinait à rester ; il voulait faire des provisions et braver l’ennemi ; mais Jeanne assura que notre perte était certaine si nous ne battions en retraite au plus vite ; que depuis dix ans on n’avait pas vu un pareil hiver, et qu’au dégel le chalet serait balayé comme une plume par les avalanches, à moins d’un miracle de saint Bernard et de Notre-Dame-des-Lavanges. — Si j’étais seul, me dit Leoni, je voudrais attendre le miracle et me moquer des lavanges ; mais je n’ai plus de courage quand tu partages mes dangers. Nous partirons demain.

— Il le faut bien, lui dis-je ; mais où irons-nous ? Je serai reconnue et découverte tout de suite ; on me reconduira de vive force chez mes parents.

— Il y a mille moyens d’échapper aux hommes et aux lois, répondit Leoni en souriant ; nous en trouverons bien un : ne t’inquiète pas ; l’univers est à notre disposition.

— Et par où commencerons-nous ? lui demandai-je en m’efforçant de sourire aussi.

— Je n’en sais rien encore, dit-il, mais qu’importe ? nous serons ensemble ; où pouvons-nous être malheureux ?

— Hélas ! lui dis-je, serons-nous jamais aussi heureux qu’ici ?

— Veux-tu y rester ? demanda-t-il.

— Non, lui répondis-je, nous ne le serions plus ; en présence du danger, nous serions toujours inquiets l’un pour l’autre.

Nous fîmes les apprêts de notre départ ; Jeanne passa la journée à déblayer le sentier par lequel nous devions partir. Pendant la nuit il m’arriva une aventure singulière, et à laquelle bien des fois depuis je craignis de réfléchir.

Au milieu de mon sommeil, je fus saisie par le froid et je m’éveillai. Je cherchai Leoni à mes côtés, il n’y était plus ; sa place était froide, et la porte de la chambre, à demi entr’ouverte, laissait pénétrer un vent glacé. J’attendis quelques instants ; mais Leoni ne revenant pas, je m’étonnai, je me levai et je m’habillai à la hâte. J’attendis encore avant de me décider à sortir, craignant de me laisser dominer par une inquiétude puérile. Son absence se prolongea ; une terreur invincible s’empara de moi, et je sortis, à peine vêtue, par un froid de quinze degrés. Je craignais que Leoni n’eût encore été au secours de quelques malheureux perdus dans les neiges, comme cela était arrivé peu de nuits auparavant, et j’étais résolue à le chercher et à le suivre. J’appelai Jeanne et sa femme ; ils dormaient d’un si profond sommeil qu’ils ne m’entendirent pas. Alors, dévorée d’inquiétude, je m’avançai jusqu’au bord de la petite plate-forme palissadée qui entourait le chalet, et je vis une faible lueur argenter la neige à quelque distance. Je crus reconnaître la lanterne que Leoni portait dans ses excursions généreuses. Je courus de ce côté aussi vite que me le permit la neige, où j’entrais jusqu’aux genoux. J’essayai de l’appeler, mais le froid me faisait claquer les dents, et le vent, qui me venait à la figure, interceptait ma voix. J’approchai enfin de la lumière, et je pus voir distinctement Leoni ; il était immobile à la place où je l’avais aperçu d’abord, et il tenait une bêche. J’approchai encore, la neige amortissait le bruit de mes pas ; j’arrivai tout près de lui sans qu’il s’en aperçût. La lumière était enfermée dans son cylindre de métal, et ne sortait que par une fente opposée à moi et dirigée sur lui.

Je vis alors qu’il avait écarté la neige et entamé la terre avec sa bêche ; il était jusqu’aux genoux dans un trou qu’il venait de creuser.

Cette occupation singulière, à une pareille heure et par un temps si rigoureux, me causa une frayeur ridicule. Leoni semblait agité d’une hâte extraordinaire. De temps en temps il regardait autour de lui avec inquiétude ; je me courbai derrière un rocher, car je fus épouvantée de l’expression de sa figure. Il me sembla qu’il allait me tuer s’il me trouvait là. Toutes les histoires fantastiques et folles que j’avais lues, tous les commentaires bizarres que j’avais faits sur son secret, me revinrent à l’esprit ; je crus qu’il venait déterrer un cadavre, et je faillis m’évanouir. Je me rassurai un peu en le voyant continuer de creuser et retirer bientôt un coffre enfoui dans la terre. Il le regarda avec attention, examina si la serrure n’avait pas été forcée ; puis il le posa hors du trou, et commença à y rejeter la terre et la neige, sans prendre beaucoup de soin pour cacher les traces de son opération.

Quand je le vis près de revenir à la maison avec son coffre, je craignis qu’il ne s’aperçût de mon imprudente curiosité, et je m’enfuis aussi vite que je pus. Je me hâtai de jeter dans un coin mes hardes humides et de me recoucher, résolue à feindre un profond sommeil lorsqu’il rentrerait ; mais j’eus le loisir de me remettre de mon émotion, car il resta encore plus d’une demi-heure sans reparaître.

Je me perdais en commentaires sur ce coffret mystérieux, enfoui sans doute dans la montagne depuis notre arrivée, et destiné à nous accompagner comme un talisman de salut ou comme un instrument de mort. Il me sembla qu’il ne devait pas contenir d’argent ; car il était assez volumineux, et pourtant Leoni l’avait soulevé d’une seule main et sans effort. C’étaient peut-être des papiers d’où dépendait son existence entière. Ce qui me frappait le plus, c’est qu’il me semblait déjà avoir vu ce coffre quelque part ; mais il m’était impossible de me rappeler en quelle circonstance. Cette fois, sa forme et sa couleur se gravèrent dans ma mémoire comme par une sorte de nécessité fatale. Pendant toute la nuit je l’eus devant les yeux, et dans mes rêves j’en voyais sortir une quantité d’objets bizarres : tantôt des cartes représentant des figures étranges, tantôt des armes sanglantes : puis des fleurs, des plumes et des bijoux ; et puis des ossements, des vipères, des morceaux d’or, des chaînes et des carcans de fer.

Je me gardai bien de questionner Leoni et de lui laisser soupçonner ma découverte. Il m’avait dit souvent que, le jour où j’apprendrais son secret, tout serait fini entre nous ; et quoiqu’il me rendît grâce à deux genoux d’avoir cru en lui aveuglément, il me faisait souvent comprendre que la moindre curiosité de ma part lui serait odieuse. Nous partîmes le lendemain à dos de mulet, et nous prîmes la poste à la ville la plus prochaine jusqu’à Venise.

Nous y descendîmes dans une de ces maisons mystérieuses que Leoni semblait avoir à sa disposition dans tous les pays. Celle-là était sombre, délabrée, et comme cachée dans un quartier désert de la ville. Il me dit que c’était la demeure d’un de ses amis absent ; il me pria de ne pas trop m’y déplaire pendant un jour ou deux ; il ajouta que des raisons importantes l’empêchaient de se montrer sur-le-champ dans la ville, mais qu’au plus tard dans vingt-quatre heures je serais convenablement logée et n’aurais pas à me plaindre du séjour de sa patrie.

Nous venions de déjeuner dans une salle humide et froide, lorsqu’un homme mal mis, d’une figure désagréable et d’un teint maladif, se présenta en disant que Leoni l’avait fait appeler.

— Oui, oui, mon cher Thadée, répondit Leoni en se levant avec précipitation ; soyez le bienvenu, et passons dans une autre pièce pour ne pas ennuyer madame de détails d’affaires.

Leoni vint m’embrasser une heure après ; il avait l’air agité, mais content, comme s’il venait de remporter une victoire.

— Je te quitte pour quelques heures, me dit-il ; je vais faire préparer ton nouveau gîte : nous y coucherons demain soir.