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QUELQUES RÉFLEXIONS.


QUELQUES RÉFLEXIONS
SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

FRAGMENT D’UNE RÉPONSE À UN FRAGMENT DE LETTRE.


FRAGMENT DE LA LETTRE.

« . . . . . J’allai de là visiter les Charmettes. Pour arriver à l’humble enclos, il faut suivre un petit vallon que traverse un petit ruisseau, et dont les pentes sont tapissées de prairies semées de jeunes taillis et bordées de vieux arbres. C’est un site frais, solitaire et tranquille, qui rappelle un peu nos traînes de la Renardière. Après un quart-d’heure de marche, on est en face de la maisonnette. — Un toit en croupe dont l’ardoise ternie imite à s’y méprendre des rebardeaux usés par le temps, des contrevents verts, une petite terrasse fermée par une barrière rustique, et, dans son prolongement, le jardinet où Jean-Jacques aimait à cultiver des fleurs. — Le jardin a toujours ma première visite. J’y cherchai le cabinet de houblon ; mais il a disparu. Je cueillis pour vous quelques rameaux d’un vieux buis, que je suppose être un des plus anciens hôtes de cet enclos. L’on assure que l’intérieur des appartements n’a point été changé : c’est un carreau de pièces inégales, des murs peints à la détrempe, avec des oiseaux et des fleurs imaginaires sur les impostes. À part une petite épinette, où Rousseau s’exerça sans doute bien souvent à déchiffrer la musique de Rameau, le surplus du mobilier rappelle beaucoup celui de Philémon ; mais propre et rangé comme si le maître n’était parti que d’hier. Tout ici respire la simplicité, l’innocence et le bonheur. Que de douces et tristes pensées évoque la vue de ces chaumières ! leur histoire est celle de nos plus beaux jours ! jours trop tôt écoulés, et dont il n’est pas sage de rêver le retour !

« Le chemin que j’ai pris pour retourner à Chambéry doit être celui que suivait Rousseau en faisant sa prière du matin, et l’admirable horizon qui s’y déroule de toutes parts est bien fait pour attirer l’âme au ciel. C’est un cadre de hautes montagnes ceignant une vaste plaine variée de prairies, de vergers, de riches guérets, et que découpent en larges festons les flots capricieux de l’Isère, etc . . . . . »

FRAGMENT DE LA RÉPONSE.

« . . . . . Surtout, cher Malgache, n’oublie pas le rameau de buis. Nous le mettrons en guise de signet dans cette vieille Bible hollandaise que mon grand-père lui prêta pour composer le Lévite d’Éphraïm, et nous léguerons ces reliques à nos petits-enfants.

« L’histoire de ces chaumièrs est celle de nos plus beaux jours ! Ce que tu dis là est bien vrai ! Qui de nous n’a pas vécu en imagination aux Charmettes les plus beaux jours de sa jeunesse ! Mon Dieu ! comme ce livre des Confessions nous a impressionnés ! Comme il a rempli toute une période de notre vie ! Comme nous l’avons aimé, ce Jean-Jacques, avec tous ses travers et tous ses défauts ! Comme nous avons suivi chacun de ses pas dans la montagne, chacune de ses transformations dans la vie, et comme nous l’avons pleuré en lisant ses dernières pages, les plus belles qu’il ait écrites avec les premiers livres des Confessions !

« Comme nous l’avons aimé ! » Dirai-je « comme nous l’aimons encore ? » Quant à moi, oui, je lui reste fidèle ; ou plutôt je suis revenu à lui après un refroidissement de quelques années. Il a tant de contradictions apparentes, qu’à l’âge où, moins enthousiastes, nous devenons plus sévères, nous sommes un peu effrayés des taches que nous lui découvrons. Te répéterai-je pourquoi et comment j’ai subi ces alternatives de vénération, de terreur et d’amour ? Tu le sais : nous avons parlé si souvent des Confessions sous nos ombrages de la Vallée-Noire ! Souviens-toi que nous tombions toujours d’accord sur ce point, et que c’était même notre consolation : Jean-Jacques a été l’un des esprits les plus avancés du siècle dernier, quoiqu’à certains égards il ait conservé des préjugés barbares, qu’il ne faut imputer qu’à l’époque où il écrivait, et qu’il proscrirait aujourd’hui s’il recommençait son œuvre. Ceci posé et démontré pour nous avec la plus grande évidence, nous nous sentions à l’aise pour entrer avec un respect mêlé de tendresse et de douleur dans la vie privée, dans la conscience intime, dans les Confessions de l’immortel ami. L’homme et l’œuvre, c’est-à-dire la conduite et les écrits, si contradictoires en apparence, et si souvent opposés l’un à l’autre dans les déclamations haineuses du temps, nous semblaient au contraire rentrer l’un dans l’autre, et s’expliquer mutuellement, sans qu’il fût besoin de charger la mémoire du grand homme ou de flétrir ceux de ses contemporains qu’il appela ses ennemis, et qui n’eurent d’autre tort que de ne pouvoir le comprendre. Quoique la lecture de ses plaintes éloquentes nous identifiât aux douleurs du philosophe persécuté, et nous fît parfois prendre en haine ceux qui concoururent involontairement au lent suicide de sa vie, nous reconnaissions leur devoir beaucoup de ménagements quand nous examinions de près les choses, quand nous lisions les pièces de ce long et amer procès intenté par lui à eux dans les Confessions, par eux à lui dans les mémoires où ils ont essayé de le rabaisser pour se justifier, quand nous songions surtout que cette cause est encore pendante devant le tribunal de l’opinion, et qu’elle affecte diversement les esprits sans avoir reçu la solution définitive que les parties ont réclamée avec tant de chaleur, et que Jean-Jacques, en plusieurs endroits, demande à la postérité d’un ton à faire tressaillir les juges les plus farouches.

« Te souviens-tu comme nous avons compulsé le dossier de cette grande affaire dans le précis qui accompagnait l’édition de 1824 ? Ce soin consciencieux qu’on avait alors de justifier Jean-Jacques par des faits fut très-louable, et il a porté ses fruits. Mais à mesure que le temps marche et que les impressions personnelles, les haines de parti, les susceptibilités de famille et les pré-